une veine de cocu

  — Merde ! Encore perdu !

Charles jeta rageusement son ticket de loto froissé dans la corbeille avant de rejoindre son copain Patoche au fond du bistrot pour l’apéro du soir.

 — C’est pas possible, une guigne pareille ! J’ai pas gagné depuis six mois alors que je joue tous les jours.

 — Tu sais, la chance, ça va ça vient, c’est par périodes, répondit calmement Patoche. Si ça se trouve dans une semaine tu toucheras le gros lot.

 — Mais toi, tu n’as jamais connu des périodes de guigne aussi longues.

 — Ça, je dois dire que j’ai toujours eu beaucoup de chance. Cette semaine j’ai encore gagné deux mille euros.

 — On peut dire que tu as une veine de cocu !

À peine avait-il prononcé ces paroles que Charles se mordait les lèvres. Pour une gaffe, c’était en effet une sacrée gaffe, car l’infortune conjugale de Patoche était de notoriété publique. Charles l’avait même vérifié personnellement quelques années auparavant.

Tout le monde était au courant sauf bien sûr, comme d’habitude, le principal intéressé.

Mais Patoche faisait partie de ces âmes pures et candides que jamais n’effleure l’idée de péché ou de trahison et il croyait que tout le monde était à son image.

La pensée que sa femme qui pour lui incarnait la sagesse et la vertu, qui ne connaissait de la sexualité que le minimum conjugal, puisse le tromper lui apparaissait tellement absurde que s’en était comique. Il éclata de son bon gros rire sonore. 

 — Sacré Charlie, toujours aussi con !

Charles fut soulagé, mais il avait eu chaud.

Le lendemain, il racontait en riant l’anecdote à son ami Bertrand qui lui répondit :

 — Sais-tu que la chance que l’on attribue aux cocus, loin d’être une légende, est une réalité objective ? Il est démontré que les maris trompés gagnent beaucoup plus souvent que les autres.

 — C’est totalement absurde. Comment l’inconduite d’une femme pourrait-elle avoir une influence sur événement qui n’a aucun rapport et qui est entièrement aléatoire.

  — Je n’ai pas d’explication, je te dis seulement que c’est un fait que tu peux vérifier facilement. Souviens-toi : ta chance ne dépend que de ta femme.

Charles partit en haussant les épaules.

Néanmoins, bien qu’il n’y crût pas un instant, il voulut vérifier l’affirmation de Bertrand.

Il avait établi une liste de 6 à 7 hommes pour lesquels le cocuage était avéré sans aucun doute possible.

Discrètement, il surveillait leur mises et leurs gains.

Au bout d’une semaine, à sa grande stupéfaction il dut reconnaître que Bertrand avait raison : les cocus gagnaient presque à coup sûr. La probabilité pour que ce fût le fruit du hasard était tellement faible que cette hypothèse devait être écartée sans hésitation.

Pour Charles ce fut un coup terrible. Le jeu avait été sa grande passion mais il avait perdu toute envie de jouer : à quoi bon tenter sa chance lorsque l’on sait que les dés sont pipés ?

Désœuvré, il errait de bar en bar et il avait même commencé à boire.

« Ta chance ne dépend que de ta femme », il ressassait sans cesse la phrase de Bertrand. Celle-ci lui semblait de moins en moins absurde et elle finit même par s’imposer à lui.

Car ce qu’il y avait de déshonorant dans le fait d’être trompé, ce n’était pas tant l’acte lui-même, c’était surtout l’incroyable naïveté du mari qui ne voyait rien. Mais si celui-ci était au courant de l’infidélité de sa femme, mieux encore, s’il en était l’instigateur, loin d’être ridicule, il était au contraire un homme supérieur, au-dessus des préjugés du vulgaire.

Il commença alors à inviter chez lui tous ses collègues et amis célibataires. Sous des prétextes divers il s’absentait longuement dans la cuisine. Quand il revenait, il trouvait Suzon, sa femme, discutant gravement avec son hôte du dernier prix Goncourt ou de la situation au Proche-Orient.

« Quelle gourde, non mais quelle gourde ! » Charles rageait.

Il avait caché un micro dans la chambre à coucher mais il n’enregistrait que les interminables conversations téléphoniques de Suzon avec sa grande amie Marie qui étaient d’une futilité et d’une indigence consternantes.

Pour brusquer les choses, il était devenu insupportable avec sa femme :

 — Elle est vraiment dégueulasse ta soupe ! Tu l’as faite avec des épluchures de pommes de terre ?

 — Mais chéri, c’est la même que d’habitude. Tu m’as toujours dit qu’elle était encore meilleure que celle de ta mère.

 — Je t’en prie, ne mêle pas ma mère à nos problèmes de couple.

Ou bien il passait son index sur le dessus d’une armoire et le brandissait, plein de poussière, sous le nez de Suzon :

 — Espèce de grosse feignasse ! Je me casse le cul au travail pour satisfaire tous tes caprices. J’aimerais au moins ne pas vivre dans une porcherie !

Puis, prétextant que les ronflements sonores de sa femme l’empêchait de dormir, il décida de faire chambre à part et de coucher dans la chambre d’amis.

Suzon pensait que le soudain changement de caractère de son mari était du à des problèmes dans son travail et que, pour l’épargner, il ne voulait pas lui en parler.

Elle lui en savait gré, et de son côté elle redoublait d’attentions et de gentillesse.

Il commençait à désespérer lorsqu’un jour sa femme lui annonça :

 — J’ai reçu un coup de téléphone de mon cousin Gaston. Il quitte Bordeaux car il a été muté à Paris. Il a trouvé un logement en banlieue et je lui ai dit que nous le reverrions avec plaisir.

Le cousin Gaston était un bellâtre stupide et prétentieux que Charles ne pouvait pas encadrer. Mais sa réputation de séducteur et le ton un peu trop ému avec lequel Suzon lui avait annoncé la nouvelle étaient de bon augure. D’ailleurs Charles soupçonnait sa femme d’avoir eu une aventure avec lui avant leur mariage.

Charles accueillit Gaston à bras ouverts et celui-ci avait table ouverte chez lui.

Un mois plus tard il dit à sa femme, devant Gaston :

 — La boîte m’envoie en mission à Marseille pour une semaine. Alors j’ai pensé à une chose : les bureaux de Gaston sont à côté de chez nous. Pendant mon absence, il pourrait venir dormir dans la chambre d’amis. Cela lui éviterait trois heures de transport par jour.

Avant même que Suzon ait pu formuler la moindre objection, Gaston avait accepté avec enthousiasme.

Le lendemain, Charles, qui avait pris une semaine de congé, s’installait dans un petit hôtel près de chez lui et surveillait discrètement les allées et venues dans son immeuble, mais au bout de trois jours, il n’avait rien décelé d’anormal.

Il téléphona à sa femme pour prendre de ses nouvelles, et incidemment il lui demanda comment se passait la cohabitation avec Gaston.

 — Tu sais, c’est un homme qui gagne à être connu. C’est un être délicieux, plein de délicatesse. Pour mon anniversaire il m’a apporté un énorme bouquet de fleurs et nous avons bu une bouteille du meilleur champagne.

Charles exultait. Pour vérifier la bonne nouvelle il se précipita pour acheter un ticket de jeu de grattage. A son grand désappointement il était perdant.

Il joua ainsi pendant une semaine et ne cessa de perdre.

Puis, la mort dans l’âme, il lui fallut regagner son domicile.

Il croisa Gaston qui sortait de l’immeuble pour se rendre à son travail. La rage au cœur, il lui demanda d’un ton hargneux :

 — Il a bien dormi le gros pédé ?

Estomaqué, pensant que Charles était devenu fou, Gaston ne sut que répondre.

Quand il entra dans son appartement, sa femme se précipita pour se pendre à son cou mais il la repoussa brutalement. Son visage déformé par haine et la fureur était effrayant.

Brandissant un ticket de loto perdant, il se mit à hurler :

 — Inutile de nier, je sais tout ! Espèce de salope !