LES TAM-TAMS DE TOUKOUNDOU
Chapitre 1
Boum boum boum, boum, boum, boum boum boum. Ils s’entendent de loin les tam-tams de Toukoundou.
Dans ce petit village du Mali on fête le départ pour la France de Toumani, l’enfant prodige du pays : bachelier à 15 ans avec mention très bien, il a obtenu une bourse pour poursuivre ses études à Paris.
A la terrasse du café, Félix et Léopold, palabrent comme à leur habitude. Ils passent leurs journées à discuter et à se chamailler, mais ils sont inséparables et ne peuvent se passer l’un de l’autre.
— Toumani il peut devenir avocat.
— Ou docteur.
— Avocat ça gagne plus qu’un docteur
— Tu n’y connais rien, un docteur ça gagne bien plus qu’un avocat.
— C’est toi qui n’y connais rien, un avocat ça peut gagner deux millions1 par mois..
— Un avocat blanc, peut-être mais pas un avocat noir alors qu’un médecin noir ça gagne autant qu’un médecin blanc..
— En tout cas ça gagne moins qu’un ambassadeur..
— Oui, mais un ministre ça gagne plus qu’un ambassadeur..
La discussion sur les revenus des professions prestigieuses dura un long moment. Ils furent interrompus par l’arrivée du père Jean. C’était un missionnaire qui était arrivé 45 ans plus tôt. Pendant son apostolat, il n’avait réussi à convertir que trois vieilles femmes qui étaient mortes depuis longtemps; mais il se sentait bien à Toukoundou et il y était resté.
Lorsqu’il y pensait, et ce n’était pas souvent, l’archevêque de Bamako lui envoyait un petit chèque que le père Jean s’empressait de dépenser en plaisirs interdits. Ensuqué par le palu, l’alcool frelaté et les maladies vénériennes il avait vieilli prématurément et à 70 ans il était déjà complètement gâteux. Il avait pratiquement perdu l’usage de la parole et ne savait plus que répondre « Y a bon, Banania » à tout ce qu’on lui disait.
— Dis donc, curé, lui lança Léopold « on aurait dû te bouffer quand tu es arrivé. Tu était plus tendre et plus gras que maintenant ! » et il éclata d’un bon gros rire sonore. Le sel de cette fine plaisanterie répétée quotidiennement depuis des dizaines d’années ne s’était toujours pas affadi.
— Y a bon, Banania, répondit le père Jean.
Les deux compères rejoignirent le cortège qui se dirigeait vers la place du village où le maire devait faire une allocution.
Celui-ci adorait les discours et tout prétexte lui était bon pour prendre la parole. Il était le plus grand écrivain francophone vivant; du moins c’est ce qu’il pensait. Les nombreuses répétitions qui émaillaient ses discours, loin d’être une faiblesse d’écriture, donnaient au contraire un relief tout particulier à sa prose. C’était surtout dans le genre épidictique, c’est-à-dire le registre le plus noble et le plus élevé de la rhétorique, que son génie s’épanouissait. Il préparait sans cesse de nouveaux discours en prévision des évènements majeurs qui pourraient se produire à Toukoundou.
Il se désolait chaque jour qu’une épouvantable catastrophe ne s’abattît pas sur son village. Qu’une épidémie de choléra ou un tremblement terre provoquât la mort de la moitié de la population, et on verrait alors de quoi il était capable. Hélas ! tout était désespérément calme à Toukoundou. L’épidémie de grippe aviaire n’avait tué qu’une dizaine de poulets étiques et il n’avait pas jugé l’événement digne d’en faire une homélie.
Mais son chef d’œuvre était le discours qu’il avait écrit pour accueillir la reine d’Angleterre. C’était un morceau d’anthologie dont le monde se souviendrait longtemps.
Il en rêvait souvent et laissait divaguer son imagination : la reine, subjuguée par son talent, l’anoblissait. Il pensait déjà aux cartes de visite qu’il ferait imprimer : « Sir Abdoulaye Keito », ça sonnait rudement bien ! elles étaient agrémentées d’une couronne de « baronnet » et de sa devise en lettres gothiques « Béni soit qui Mali pense ».
Il avait écrit à Buckingham pour lancer une invitation officielle à la souveraine.
Un mois plus tard il avait reçu la réponse du secrétariat particulier de la reine : sa majesté était très flattée de l’honneur qu’on lui faisait et rien ne lui aurait été plus agréable que de visiter Toukoundou dont elle ne doutait pas que ce fût un lieu exceptionnel. Malheureusement un agenda très chargé la rendait indisponible pour les vingt années à venir. Elle priait la population du village et son maire d’accepter ses royales salutations.
Grande fut sa déception mais néanmoins il était fier d’avoir reçu cette lettre dont il était persuadé que c’était la reine elle-même qui l’avait dictée à son secrétaire, pesant chaque mot, peaufinant la ponctuation, pour être à la hauteur de la prose du maire. Il avait d’ailleurs affiché le document au-dessus de son bureau, encadré sous verre, entre la photo de la reine et la sienne.
Maintenant il n’espérait plus guère qu’une gloire posthume, lorsqu’on publierait l’intégralité de ses discours. Ce n’est qu’après sa mort, lorsque l’ensemble de son œuvre serait publié dans la Pléiade que le monde entier se repentirait, mais un peu tard, d’avoir méconnu un tel génie.
En professionnel de la communication, il vérifia que la sono fonctionnait : il tapota sur le micro avec son ongle puis interrogea l’appareil : « ça marche? ». L’écho lui répondit que ça marchait. Il toussota pour faire taire Léopold et Félix qui ne cessaient de discuter et entama son discours : « Toukoundaises, Toukoundais, c’est pour moi une joie et un honneur que d’accompagner le Mozart de Toukoundou, le Victor Hugo du Mali, l’Einstein de l’Afrique, j’ai nommé notre ami Toumani dont l’avenir radieux étincelle au firmament des étoiles des génies de l’humanité. »
Il attendit les maigres applaudissements qui se firent un peu attendre.
Il enrageait d’avoir des administrés aussi incultes qui étaient parfaitement imperméables aux subtiles beautés de la langue française. De la confiture aux cochons, pensait-il. Si seulement il avait été maire d’une grande métropole telle que Paris ou Aubusson, il aurait trouvé des auditeurs dignes de lui !
Puis il fila une métaphore directement inspirée de l’Iliade, mais adaptée à la tradition africaine, et dont il était persuadé qu’Homère en eût été béat d’admiration.
« Tel le jeune lion part pour sa première chasse sur la piste de l’antilope insouciante pour rapporter sa dépouille encore frémissante à sa vieille mère et à ses jeunes frères affamés, tel Toumani s’élance sur le sentier de la gloire pour nous rapporter la gazelle symbolique des honneurs et de la fortune. »
Ému par la beauté de son texte, le maire écrasa une larme.
Pendant ce temps Mélanie maraudait au milieu de la foule dans l’espoir de trouver un client. Elle faisait boutique mon cul2 et son très jeune âge, ses gros seins et ses tarifs raisonnables lui attiraient une pratique fidèle et assidue. Dés qu’elle avait repéré un amateur éventuel, elle frottait sa généreuse poitrine contre lui en lui murmurant à l’oreille d’une voix sensuelle: « c’est l’amour qui passe».
Lorsque le maire eut terminé son discours, Toumani salua brièvement la foule avant de partir à l’arrière d’une mobylette conduite par l’un de ses cousins. L’arrêt du bus qui devait le conduire à l’aéroport de Bamako était à une quinzaine de kilomètres de là. Sa petite valise posée en travers du porte-bagages lui servait de siège. Il disparut bientôt sur la piste en terre battue parsemée d’ornières et de nids de poule, dans un nuage de fech-fech, ce sable pulvérulent dont les grains microscopiques s’infiltrent partout.
Chapitre 2
A son arrivée à Roissy, Toumani frissonna : il n’avait sur lui que son boubou et n’imaginait pas qu’il pût faire si froid en France.
Il n’avait jamais quitté Toukoundou et avait l’impression d’avoir atterri sur une autre planète. Il faillit se perdre dans le dédale de l’aéroport.
Alors qu’il attendait sa valise, il heurta par mégarde un autre voyageur qui l’insulta en le fusillant du regard: « et alors, y peut pas faire attention. Y se croyent tout permis, ceux-là !» en insistant lourdement sur le « ceux-là ». Toumani venait de découvrir la civilisation occidentale.
Puis la gueule qui communiquait avec l’extérieur s’ouvrit et commença à vomir par saccades une coulée de valises qui s’écoulait lentement sur le tapis roulant, en un magma visqueux.
Toumani devait habiter chez son oncle Diaby qui habitait Montreuil dans une petite chambre sans grand confort. Il était cuisinier dans un restaurant et gagnait honnêtement sa vie, mais il avait à cœur d’envoyer autant d’argent qu’il pouvait à sa famille et à ses proches dont il savait que leur survie dépendait principalement de lui. Il économisait donc au maximum, rognant sur tout, une dépense inutile lui apparaissant comme un péché.
Toumani qui n’avait pas l’habitude du luxe trouva que le matelas posé à même le sol lui convenait très bien.
La Sorbonne était un paradis qu’il découvrit avec délices: outre la grande entente qui régnait entre les étudiants, quelle que soit leur origine, il était fasciné par cette culture que les braves instituteurs de Toukoundou étaient loin de lui avoir fait soupçonner.
Grâce à sa grande intelligence, à sa faculté de travail et à sa volonté, sa réussite fut à la hauteur de ses qualités. Reçu dans les premiers à l’agrégation d’histoire, il prépara un doctorat en se spécialisant dans l’histoire des religions. Sa thèse intitulée « Cosmas Indicopleustès et l’hérésie nestorienne à Antioche au 6ème siècle » fut grandement admirée.
Boum boum boum, boum, boum, boum boum boum. Ils s’entendent de loin les tam-tams de Toukoundou.
« Toumani il est docteur ! Toumani il est docteur ! ». La nouvelle s’était répandue instantanément.
Toumani avait envoyé au village une copie de son diplôme de doctorat et pour tout le monde seul comptait le mot « docteur » qui y était écrit et qui était synonyme de médecin. Toumani allait gagner beaucoup d’argent et peut-être viendrait-il soigner gratuitement les gens du village.
Félix et Léopold reprenaient leur discussion :
— Un docteur ça gagne plus qu’un avocat, je te l’ai toujours dit.
— Oui, mais ça gagne moins qu’un ambassadeur.
— Tu n’y connais rien. Ça dépend où : ambassadeur en Gambie ça gagne moins qu’ambassadeur au Sénégal.
— Peut-être que Toumani il sera ministre. Un ministre ça gagne plus qu’un ambassadeur au Sénégal.
— Tu n’y connais rien. Ça dépend quel ministère.
La discussion dura jusqu’à la nuit.
Pendant ses études, Toumani faisait des extras le soir comme homme à tout faire dans le restaurant où travaillait son oncle, ce qui lui permettait d’envoyer, lui aussi, un peu d’argent à sa famille.
Il ne s’était jamais soucié de ce qu’il ferait après: une thèse d’état devait, pensait-il, lui permettre de trouver un métier sans problème.
Hélas ! Il dut en rabattre. N’ayant pas la nationalité française, il ne pouvait prétendre à aucun poste dans la fonction publique. A pôle-emploi on lui expliqua qu’il n’y avait pour le moment aucune demande pour un spécialiste du nestorianisme au 6ème siècle. On ne manquerait pas de l’avertir si un poste dans ce domaine se libérait mais on ne lui cacha pas qu’il risquait d’attendre assez longtemps. En revanche la ville de Paris cherchait des éboueurs, même débutants.
Toumani qui voulait absolument gagner sa vie n’avait plus le choix. Mettant sa fierté dans sa poche, il se rendit au rendez-vous d’embauche qui ne devait être qu’une simple formalité. En lisant son CV transmis par pôle-emploi le fonctionnaire chargé de le recevoir fronça les sourcils : un agrégé, docteur d’état, postulant à un poste d’éboueur, cela lui paraissait louche. « Encore un gauchiste qui vient foutre le bordel et qui va pousser le personnel à la grève et à la révolte contre la hiérarchie » se disait-il.
L’entretien consistait en une seule et unique question : « Pour quelle raison voulez-vous être éboueur ? ».
Toumani la connaissait d’avance et il avait préparé sa réponse. Il se lança dans un long et savant exposé sur l’histoire du nettoiement à Paris depuis Philippe Auguste. Il cita l’ordonnance du prévôt de Paris du 3 février 1348, les ordonnances de police de 1404 à 1473, les décrets de Charles IX et Henri III, etc.
Son ton doctoral qu’il tenait de ses professeurs à la Sorbonne déplut fortement à son examinateur.
Enfin l’exercice pratique fut une véritable catastrophe : on lui demanda de balayer une cour jonchée de feuilles mortes; au bout de cinq minutes il semblait que le nombre de feuilles eût doublé.
Bref, Toumani n’obtint pas le poste le poste d’éboueur stagiaire. Pour la première fois de sa vie il connut la dépression.
Chapitre 3
« Le salaud, l’enculé ! J’aurais du le virer dès que j’ai su, mais j’ai été trop bon. Trop bon, trop con ! oui ! Vais lui faire pisser le sang ! » Monseigneur de la Boulaye était ivre de rage. Il venait de lire l’article du journal de gauche Le Creusois Républicain : « Encore un curé pédophile dans notre département ? L’évêque était-il au courant ? »
Bien que l’auteur ne citât aucun nom, pour Monseigneur de la Boulaye, c’était clair : il s’agissait de Biroux, le curé de Mourzy car depuis vingt ans des rumeurs circulaient à son sujet. L’évêque s’était contenté d’avertir le curé que tout cela était affaire entre lui et sa conscience, qu’il était responsable des ses actes, mais que lui, l’évêque, ne tolérerait aucun scandale pouvant atteindre la respectabilité de l’Église. Les molles dénégations du curé ne lui avaient d’ailleurs laissé aucun doute sur sa culpabilité.
Maintenant il fallait agir. Il commença par convoquer le curé. Celui-ci, après dix minutes d’interrogatoire serré fondit en larmes et avoua tout. « Mais je les aime, moi, mes petits anges, je ne leur veux aucun mal, à mes petits anges » dit-il entre deux sanglots. L’évêque ne fut pas dupe de cette comédie : « arrêtez de pleurnicher comme une fillette, vous êtes ridicule. Et puis je vous interdis de parler d'anges et de mêler les créatures célestes à vos actes sordides ».
Le curé se calma immédiatement.
« La seule chose à faire maintenant, c’est de nier, poursuivit l’évêque, nier jusqu’au bout. On fera croire qu’il s’agit d’une cabale anticléricale. Le procédé est vieux comme le monde, mais il marche toujours ».
La Boulaye appela le directeur du journal de droite L’Indépendant de Guéret qui n’avait rien à lui refuser. Il fit publier un article intitulé : « A qui profitent ces odieuses calomnies ? ». On y suggérait que le maire de Mourzy n’était pas étranger à l’affaire. On rappelait son anticléricalisme primaire, ses démêlés avec le curé depuis qu’il avait fait édifier un urinoir contre l’église; urinoir dont les relents nauséabonds, surtout en été, dissuadaient les paroissiens d’aller à la messe et qui par ailleurs avait été construit, comme par hasard, par le beau-frère du maire pour un prix exorbitant (le maire avait trouvé l’idée dans le roman Clochemerle, de Gabriel Chevalier). On rappelait également qu’en vingt ans de sacerdoce personne ne s’était jamais plaint du curé qui jouissait de l’estime et de la considération de l’ensemble de la population de Mourzy.
L’évêque fit ensuite circuler une pétition pour soutenir le curé dans cette pénible épreuve.
Mais une plainte avait été déposée et les gendarmes gendarmaient. Les témoignages des enfants étaient nombreux et concordants. Tous répétaient cette phrase du curé : « montre-moi ton petit Jésus et je te ferai voir mon Christ en gloire ».
Les gendarmes perquisitionnèrent chez le curé et son ordinateur le dénonça sans aucun doute possible : il contenait un grand nombre de photos pédophiles dont plusieurs d’enfants du village.
Le curé fut discrètement exfiltré dans une province lointaine. Pas rancunier, l’évêque lui avait trouvé un poste de directeur dans un pensionnat de jeunes garçons et le prêtre était aux (petits) anges.
Monseigneur de la Boulaye fit ensuite une déclaration officielle dont la haute tenue morale fut unanimement saluée : il jurait que jamais il n’avait été au courant de ces actes inqualifiables dont la responsabilité était celle d’un homme isolé et non celle de l’institution que l’évêque représentait, qui était et qui resterait au-dessus de tout soupçon. Pas un seul instant l’idée que le curé pouvait être coupable ne l’avait effleuré. Cette trahison était pour lui une terrible épreuve mais c’était également une grande leçon d’humilité.
Bien sûr, il avait été trop naïf, mais désormais il serait plus attentif et dès qu’on lui signalerait le moindre manquement à la loi, il n’hésiterait pas à prévenir les autorités. Il ne doutait pas que cette pénible expérience ne soudât plus encore la communauté des fidèles qu’il invitait à prier pour les brebis égarées.
Le texte du discours fut publié in extenso dans l’Indépendant de Guéret avec un commentaire particulièrement élogieux du rédacteur en chef qui n’ignorait pas qu’il devait sa nomination à l’évêque et que sur un simple coup de téléphone celui-ci pouvait le renvoyer au chômage pour une durée indéterminée.
Chapitre 4
Cependant l’évêque était bien embêté car il n’arrivait pas à trouver un remplaçant au curé de Mourzy. Les vocations étaient de plus en plus rares et les séminaires se vidaient. De plus la Creuse, malgré ses charmes indéniables, n’attirait pas beaucoup les jeunes gens.
Les emplois peu rémunérateurs et socialement déconsidérés tels qu’éboueur, manutentionnaire ou curé étaient de plus en plus tenus par des immigrés, en particulier des africains.
D’ailleurs le diocèse comptait bon nombre de curés africains. L’évêque interrogea l’un de ceux-ci pour lui demander s’il ne connaîtrait pas un collègue désireux de goûter les charmes de la France profonde. Il n’en connaissait aucun, mais son cousin était un expert en théologie et il cherchait un emploi.
La Boulaye convoqua Toumani. Il fut d’emblée séduit par sa prestance, son éloquence et son érudition. En particulier Toumani lui fit un exposé remarquable et original sur les origines de la querelle du filioque.
L’évêque se chargeait de le faire ordonner prêtre en moins d’un mois.
Toumani demanda quelques jours de réflexion.
En effet il était musulman pratiquant et il se demandait si sa religion était compatible avec l’état de prêtre catholique : il devait en parler à son imam. Celui-ci avait les idées larges et prônait un œcuménisme généralisé. Pour lui les religions du livre n’étaient que les différentes facettes d’une même réalité divine et il dissipa toutes ses craintes : il n’y avait aucun problème s’il continuait à pratiquer scrupuleusement sa religion. Il lui suffisait de remplacer le vin de messe par du jus de fruit et d’installer un tapis de prière dans la sacristie.
Il pourrait même, prétextant un pèlerinage à Lourdes, faire le « hadj » à la Mecque.
Rassuré, Toumani repartit pour la Creuse et un mois après il disait sa première messe.
L’église était pleine car les gens voulaient voir à quoi ressemblait le nouveau curé.
Personne ne comprit un traître mot à son prêche d’une grande subtilité dans lequel il traitait de l’immanence de Dieu et où perçait parfois une pointe de spinozisme.
Toutefois les fidèles étaient sensibles à la sonorité de sa belle voix de basse, au rythme harmonieux de ses phrases aux assonances discrètement élégantes.
Les yeux mi-clos, le notaire dodelinait de la tête comme s’il eût été au concert. Les vitraux de l’église reflétaient sur son crâne chauve et luisant des taches rosâtres et évanescentes qui semblaient émaner de l’au-delà.
A la sortie de l’église chacun, de peur de dire une sottise, attendit prudemment que le notaire, qui était le maître à penser de la localité, se fût prononcé.
Le verdict tomba : « il est sacrément fort pour un nègre ». Tout le monde acquiesça bruyamment. Toumani venait d’être adoubé par l’intelligentsia mourzycoise.
Par la suite le notaire précisa sa pensée lors d’un dîner entre amis : au vu de ses capacités intellectuelles, Toumani aurait largement mérité d’être un blanc. D’ailleurs dans son esprit il lui avait décerné le titre flatteur de blanc d’honneur. Il s’empressa de rassurer tout le monde en ajoutant qu’il demeurait une exception et qu’il ne fallait pas généraliser.
L’arrivée de Toumani avait fait deux groupes d’heureux. D’une part les garçonnets du catéchisme qui n’avaient plus à craindre les assauts du curé, d’autre part la population féminine pour la raison exactement inverse.
Toumani considérait en effet que son vœu de chasteté, prononcé au nom d’une religion qui n’était pas la sienne, n’avait aucune valeur.
Les plus délurées de ses paroissiennes s’en aperçurent rapidement et il acquit aussitôt une réputation flatteuse.
Toutefois beaucoup de femmes, par pudeur et par timidité, n’osaient aborder la question de front. Toumani instaura donc un système de mot de passe : celles qui souhaitaient solliciter ses faveurs devaient faire mine de vouloir se confesser en lui répétant mot pour mot : « mon père je m’adresse à vous car j’ai beaucoup péché. »
Il n’oubliait cependant pas sa famille et, joignant l’utile à l’agréable, il demandait pour chacune de ses prestations une petite contribution. « Pour mes bonnes œuvres » disait-il.
En effet Toumani souhaitait aider du mieux qu’il pouvait ses proches dont il connaissait la misère. Beaucoup ne vivaient pas, ils survivaient, et il suffisait de peu de choses pour que son village ne sombrât dans la famine. Il estimait que l’urgence humanitaire était le seul élément à prendre en considération et qu’il eut été ridicule, voire criminel, de se montrer trop tatillon sur l’origine de l’argent. La morale est un luxe de riches et pour lui « la faim justifiait les moyens ».
Sophie Bertheau, la secrétaire du maire André Cordier, il ne la faisait pas payer, pour plusieurs raisons. D’abord elle n’était pas très riche car elle élevait seule ses deux enfants; elle était jolie, pétillante de drôlerie et d’humour et il avait grand plaisir à la rencontrer; enfin elle était son œil de Moscou à la mairie. Elle était au courant des petites et des grandes malversations du maire et rapportait tout ce qu’elle savait à Toumani qui avait un compte à régler avec Cordier.
Celui-ci lui pourrissait la vie en permanence : il refusait obstinément de participer à l’entretien de l’église qui pourtant était en bien mauvais état; il interdisait la plupart des manifestations organisées par la paroisse sous prétexte de possibles troubles à l’ordre public, troubles qu’il provoquait lui-même en envoyant quelques hommes de main semer la perturbation à chaque réunion organisée par le curé.
Il avait fait saboter la conduite d’évacuation de l’urinoir situé contre l’église et dont les liquides fétides se déversaient directement le long du mur du bâtiment.
Il avait envoyé un agent municipal taguer sur le mur de l’église : « A bas la calotte ». Toumani avait immédiatement réagi en demandant à un enfant de chœur d’aller inscrire nuitamment sur le mur de la mairie : « Le maire a une petite bite » et les hostilités scripturales avaient cessé.
Mais le maire était prudent : tous les dossiers compromettants étaient soigneusement rangés dans une armoire fermée à clé et Toumani n’avait aucune preuve contre lui. Il ne doutait pas cependant qu’un jour Cordier ferait un faux pas et qu’il pourrait le coincer. Il attendait son heure mais il dut l’attendre longtemps.
Lorsque la femme du maire vint grossir les rangs de ses clientes, il se montra très circonspect : Cordier était assez tordu pour envoyer sa femme l’espionner. Il se montra donc très vigilant dans ses relations avec elle et se gardait bien de lui faire la moindre confidence.
Chapitre 5
Rapidement Toumani était devenu la coqueluche de la bonne société Mourzycoise.
Le curé avait table ouverte chez le notaire qui adorait discuter métaphysique avec lui.
Sa femme, plus terre-à-terre, était sa première et meilleure cliente, quoique particulièrement exigeante.
Pas un dîner mondain qui se fît sans le nouveau curé. Son érudition, sa perpétuelle bonne humeur et son humour étaient admirés de tous.
Par crainte qu’on lui servît du porc, il se déclara végétarien et prétendait que son médecin lui ayant déconseillé l’alcool, il se contentait du petit verre de vin de messe du dimanche.
Pas un mariage élégant dont il ne célébrât la messe. Les demandes venaient de cinquante kilomètres à la ronde et elles étaient si nombreuses qu’il ne pouvait les satisfaire toutes.
Il instaura alors la sélection par l’argent. Les tarifs de la messe explosèrent et les émoluments de Toumani atteignaient des sommes astronomiques.
Loin de rebuter les demandeurs, cela ne fit que les attirer davantage. Un mariage célébré par Toumani était un symbole éclatant de réussite sociale et financière. Car même les familles les plus discrètes quant à leur patrimoine aiment assez étaler leur fortune lors du mariage de leurs enfants. Les faire-part portaient en grosses lettres la mention : « La messe sera dite par le père Toumani ». Toutefois, pour calmer la grogne des habitants de Mourzy qui n’avaient plus les moyens de se marier dans leur propre paroisse, il leur consentait le tarif de l’ancien curé.
Monseigneur de La Boulaie poussa les hauts cris en apprenant que Toumani monnayait sans vergogne un des sacrements les plus importants de l’église. Il traita Toumani de marchand du temple, parla de simonie, mais ce dernier calma immédiatement sa colère en partageant généreusement ses recettes avec l’évêché.
Un jour Toumani disait sa prière dans la sacristie sur son tapis, agenouillé en direction de la Mecque, les bras tendus le long du sol. Il était tellement absorbé par ses dévotions qu’il n’entendit pas entrer le facteur.
Celui-ci fut très surpris de voir le curé dans cette position. De plus il avait cru entendre « Allah Ouakbar », mais il s’était sûrement trompé.
En le voyant, Toumani se releva précipitamment.
— Eh bien, mon père que vous arrive-t-il ? » demanda le facteur.
— J’ai laissé tomber mon stylo sous l’armoire et j’essaie de le récupérer.
Mais décidément le facteur était bien curieux : « que disiez-vous quand je suis entré ? »
Je disais : « Ah la, Où qu’y s’est barré ! »
Satisfait de ces explications, le facteur repartit, mais l’alerte avait été chaude.
Quelque temps après une vieille fille des environs, confite en dévotion dans un célibat involontaire et douloureux, visita l’église de Mourzy. Voyant le curé, elle lui demanda si elle pouvait se confesser : « mon père, je m’adresse à vous car j’ai beaucoup péché » répondit-elle. Bien sûr elle ignorait le sens caché de sa phrase.
Toumani jaillit hors du confessionnal et, arrachant la malheureuse à son prie-Dieu, plaqua ses deux mains sur les fesses maigrelettes de la pauvre vieille et la propulsa jusqu’à la sacristie dans une course à l’échalote insensée, en lui criant dans l’oreille d’un ton obscène : « t’en veux, hein, salope ! ».
Arrivé dans la sacristie il baissa son pantalon et la força à s’agenouiller d’un geste brutal en lui disant du ton autoritaire qui plaisait tant à ses paroissiennes : « à genoux pour l’élévation ! ».
Partagée entre la fascination et la terreur, elle était paralysée, ne pouvant détacher son regard du sexe monstrueux qui s’agitait devant son visage. Mais la peur l’emporta et elle se sauva en courant, persuadée d’avoir rencontré Satan.
Par la suite, elle fit souvent ce rêve étrange : elle était poursuivie par un diable noir brandissant une matraque en ébène terminée par une sorte de champignon rougeâtre, et qui, l’ayant rattrapée, se jetait sur son corps pantelant. Un orgasme d’une intensité jusqu’alors inconnue la réveillait. Comme elle avait quelques notions de psychanalyse, elle se demandait si ce rêve n’avait pas une signification sexuelle.
Un jour, Sophie Bertheau, la secrétaire de mairie, arriva dans un état d’agitation extrême : elle avait trouvé par hasard une clé qui ouvrait l’armoire du maire. Elle y avait trouvé une collection de documents concernant toutes ses escroqueries, et Dieu sait si elles étaient nombreuses et variées. Elle avait également trouvé les mots de passe de l’ordinateur personnel et de la messagerie du maire.
Toumani classa soigneusement toutes ces preuves.
Lorsqu’il avait été élu, le maire avait publié un arrêté interdisant l’installation d’une crèche de Noël sur le parvis de l’église qui faisait partie du domaine public. Cette crèche était pourtant une tradition multiséculaire à Mourzy et les paroissiens protestèrent énergiquement. Mais le maire était resté inflexible. De son côté le curé Biroux, le prédécesseur de Toumani, soupçonnait le maire d’avoir des preuves de son péché mignon et ne voulut pas entrer en conflit avec lui. Mais en privé, il se lamentait : « elle était pourtant si jolie ma crèche avec tous ses petits anges ! »
Lorsqu’il eut bouclé son dossier, Toumani sollicita un entretien avec le maire. L’heure de la vengeance avait enfin sonné !
Il attendit une demi-heure avant que Sophie ne l’introduisît dans le bureau de Cordier. Celui-ci était plongé dans son courrier d’un air très absorbé. Il ne salua pas Toumani, et ne leva même pas la tête. Au bout de quelque temps, toujours le nez dans ses papiers, il lâcha d’un ton rogue : « je suis très occupé et je n’ai pas beaucoup de temps à vous consacrer, c’est pourquoi je vous serais reconnaissant d’aller droit au but et de me dire l’objet de votre visite ».
Toumani répondit d’un ton calme : « c’est tout naturel, monsieur le maire et je serai bref. Je viens vous demander une subvention pour la crèche de Noël. »
Le maire sursauta et leva enfin les yeux vers Toumani. Il avait sans doute mal entendu et il le fit répéter. Toujours aussi calme Toumani lui redit: « monsieur le maire, je viens vous demander une subvention pour la crèche de Noël. »
Cordier entra dans une colère noire : il était fou ce curé ! La laïcité, la séparation de l’Église et de l’État, qu’en faisait-il ? Le maire était comptable des deniers de la commune. Il n’allait pas les gaspiller pour engraisser les sybarites de la curie romaine, pour enrichir la banque du Vatican dont les liens avec la maffia étaient de notoriété publique. L’argent public n’était pas destiné à aider les curés pédophiles à satisfaire leurs appétits immondes. Pas un sou pour cette institution moyenâgeuse et réactionnaire qu’il abhorrait et qui de tout temps avait soutenu les riches et opprimé le peuple et les classes laborieuses. Pas un sou ! Toute manifestation religieuse restait interdite sur la voie publique, et s’il s’avisait de passer outre, il n’hésiterait pas à faire appel à la force publique et à porter plainte pour atteinte à l’ordre public. Maintenant le curé pouvait disposer.
Il fit mine de se replonger dans son courrier. Il n’était pas mécontent d’avoir mouché ce petit cureton dont le culot dépassait vraiment toutes les bornes. Quelques secondes plus tard il sursauta à nouveau en entendant un grand bruit : Toumani venait d’abattre son poing de toutes ses forces sur le bureau du maire. Il s’était transformé en un instant : son visage déformé par un mauvais rictus exprimait maintenant la fureur et l’indignation; il ne parlait plus, il hurlait: « arrête de faire chier, Ducon, et parle-moi meilleur ! L’argent public, voilà ce que tu en fais », et il jeta sur le bureau un dossier cartonné sur lequel était écrit en grosses lettres: « Malversations du maire de Mourzy ».
Cordier l’ouvrit machinalement : il contenait plusieurs chemises portant des étiquettes: « fausses factures », « abus de biens sociaux et recel d’abus de biens sociaux », « appels d’offres truqués », « pots de vin », « chantages et extorsions de fonds », etc.
Comme l’avait prévu Toumani, le maire qui dans un premier temps avait cru prendre facilement l’ascendant sur son interlocuteur, était pris à contre-pied par ce brusque revirement de situation. Désarçonné, il avait du mal à assurer sa défense. Il était fasciné par la formidable énergie qui émanait de Toumani. Depuis sa plus tendre enfance, Cordier avait l’habitude de dominer les autres et personne ne discutait jamais ses ordres. C’était un meneur né. Mais il venait de trouver son maître, quelqu’un d’une autre trempe que lui. A son tour il se sentait faible, apeuré, sans défense. Toumani l’hypnotisait comme le serpent hypnotise la souris qu’il s’apprête à dévorer.
— Ce sont des faux grossiers » dit-il d’une voix peu convaincante. Toumani ricana :
— Tu diras ça à la brigade financière, ça les fera bien rigoler.
Le maire essaya un autre argument :
— Ces documents ont été volés, c’est parfaitement illégal !
La réplique ne se fit pas attendre :
— Tu donnes des leçons de morale, maintenant !
Toumani continua :
— Ecoute-moi bien, Dugland, j’ai quatre copies de ton dossier. Demain je peux en envoyer un au procureur de la république, un à la chambre régionale des comptes, le troisième à L’Indépendant de Guéret et le dernier à la direction centrale de ton parti. Elle qui fait de la lutte contre la corruption et l’affairisme son cheval de bataille sera ravie d’apprendre que son futur candidat aux législatives a été pris la main dans le pot de confiture. Je te tiens par les couilles : au moindre faux pas je serre, et j’ai de la poigne !
Joignant le geste à la parole il brandit un poing impressionnant et mima un geste de torsion qui fit frissonner le maire.
— Alors cette subvention pour la crèche de Noël ?
Le maire n’avait pas le choix. Du bout des lèvres il répondit que dans un esprit d’apaisement et exceptionnellement, il acceptait de faire un geste et accorder une participation symbolique. De toute façon, les frais seraient minimes puisque le curé Biroux avait déjà une crèche. Mais Toumani ne l’entendait pas de cette oreille:
— Elle est immonde la crèche de Biroux. D’ailleurs, en dehors des petits garçons, il a toujours eu un goût de chiotte.
Toumani exigeait une belle et grande crèche dont la paroisse pourrait être fière : des ampoules multicolores qui clignotaient, il voulait. Et puis un bœuf, un âne et des rois mages qui remuent la tête, et puis des cantiques diffusés en boucle, et puis de la neige qui tombe. Et tout ça, ça coûtait bonbon. S’il pensait s’en tirer avec trois francs six sous, il se fourrait le doigt dans l’œil.
Cordier fit une dernière tentative : où allait-il trouver l’argent ? Toumani lui montra le fameux dossier : « Avec ça on peut s’offrir cinquante crèches avec des santons en or massif. »
Le maire qui ne trouvait plus rien à dire baissa la tête en signe de soumission.
Toumani fit mine de partir, mais arrivé à la porte il fit demi-tour et leva le bras comme il avait vu Columbo le faire à la télévision.
« Ah, j’oubliais, je t’attends pour la messe de minuit. »
S’en était trop et Cordier dans un sursaut de révolte refusa tout net. Toumani se contenta de brandir à nouveau le poing et d’esquisser un geste de torsion. Le message était clair et le maire ne protesta même pas.
Toumani s’en retourna, mais fit à nouveau demi-tour :
— Inutile de préciser que tu devras communier.
A la troisième volte-face Toumani lança la flèche du Parthe :
— Où avais-je la tête ! J’ai oublié de te parler de l’urinoir.
— Et alors ? Demanda Cordier d’une voix tremblante.
— Il faut le démolir.
Et Toumani partit, cette fois définitivement.
Le maire était effondré. Il était pris dans un piège infernal et ne voyait pas comment s’en sortir. Il resta prostré dans son bureau le reste de la journée.
Le soir de Noël, le maire arriva à l’église la mort dans l’âme: il allait à Canossa. Néanmoins, pour bien montrer qu’il ne reniait rien de ses convictions politiques, il arborait une chemise rouge sang. Pour qu’elle fût encore plus visible, il ne portait ni veste ni manteau. C’était une double erreur, car s’il avait été habillé normalement, il aurait pu passer plus ou moins inaperçu, alors que là, il était le point de mire de tous les fidèles qui s’étonnaient de le voir assister à la messe de minuit. De plus il faisait un froid glacial dans l’église et il ne tarda pas à grelotter.
La communion se terminait et Cordier ne s’était toujours pas présenté à la sainte table. Toumani lui fit alors discrètement le signal habituel : légère rotation du poing serré. Le message fut reçu cinq sur cinq et Cordier se traîna jusqu’à l’autel.
En lui tendant l’hostie Toumani lui murmura : « tu as froid, mon fils mais le corps du Christ va te réchauffer ».
Il avait une lueur sadique dans le regard dont le maire allait vite comprendre la raison. Toumani avait confectionné une hostie spécialement à son attention: le piment le plus fort qu’il avait trouvé en constituait l’ingrédient principal.
Cordier repartit la bouche en feu. Sa face était aussi rouge que sa chemise et il pleurait abondamment. Les fidèles voyant leur maire communier et revenir en larmes, ne doutaient pas qu’il se fût converti subitement, touché par la grâce de Dieu.
Sur un signe de Toumani, l’enfant de chœur brancha la sono et ouvrit la cage. Une musique céleste résonna sous les voûtes de l’église tandis qu’un chœur de petits anges aux voix d’une pureté surhumaine entonnaient : « il est né le divin enfant ». Au même moment la tourterelle que Toumani avait dressée pendant un mois passa à quelques centimètres au-dessus de la tête du malheureux Cordier qu’elle sembla bénir de son aile bienveillante avant d’aller se percher dans le jubé. Cette fois le doute n’était plus permis : c’était le Saint Esprit qui avait inspiré la conversion aussi soudaine qu’inattendue du maire et on venait d’assister à un miracle. Un murmure de sidération et de ferveur se fit entendre tandis que les fidèles priaient avec ardeur en multipliant les signes de croix, louant le Seigneur de leur avoir fait un aussi insigne honneur.
De son côté Toumani remerciait Allah de lui avoir procuré cette grande joie : un curé musulman qui oblige un marxiste bon teint à communier, qui lui fait bouffer une hostie au piment et qui fait passer le tout pour un miracle, il trouvait cela assez farce.
Le notaire, sous son apparence de gros homme courtaud, au visage sanguin et au cou de taureau, et malgré sa solide réputation de jouisseur et de coureur de jupons, cachait une âme empreinte de haute spiritualité et de recherche d’absolu.
Il ne doutait pas que la parousie fût arrivée. Si le Seigneur avait choisi Mourzy pour présider le jugement dernier, sa grande piété y était sûrement pour quelque chose et il se voyait déjà à Son côté, réincarné en un svelte dandy d’une incroyable beauté. Il L’aidait à trancher les cas litigieux et pour sa part le Christ lui laissait toute latitude pour décider du sort des Mourzycois qu’il connaissait mieux que Lui. La justice allait enfin régner: à la droite de Dieu, les gens de bien, les notables, partisans de l’ordre et d’une harmonieuse hiérarchie sociale, respectueux des usages; ceux qui grâce à une vie de labeur et d’épargne avaient su accumuler un petit capital dont ils confiaient sagement la gestion à leur notaire.
A sa gauche, la populace des gauchistes et des communistes, qui bafouaient les valeurs les plus sacrées; les feignants qui vivaient aux crochets des bourgeois; les ouvriers marxistes sans foi ni loi, éternels râleurs qui gaspillaient dans des plaisirs immoraux les salaires pourtant rondelets que leur distribuait un patronat généreux et tendrement paternaliste.
Il réservait un sort tout particulier à Sophie Bertheau, la secrétaire du maire, qui avait plusieurs fois repoussé ses avances malgré une proposition financière avantageuse pour une fille de sa condition. Elle était dans la cohorte des damnés et folle de remords, elle se lacérait la poitrine de désespoir, puis tendait vers le notaire des mains suppliantes; ivre de désir elle s’offrait maintenant à lui en regrettant amèrement son dédain passé. Mais il restait de marbre : « trop tard. Il fallait y penser avant, salope! »
A l’inverse, il sauvait in extremis de la damnation le curé Biroux qui lui avait été d’un précieux secours lors d’une sombre histoire de captation d’héritage où il était compromis jusqu’au cou. Le curé était escorté d’une nuée de petits anges joufflus et fessus qui virevoltaient autour de lui en jouant un petit air de flûte guilleret. Son visage poupin s’illuminait d’un sourire extatique.
L’enthousiasme mystique des paroissiens baissa d’un cran lorsque le Saint Esprit chia copieusement du haut du jubé. Cette fiente laissait planer un certain doute sur la nature divine du volatile. Le notaire, brutalement tiré de ses fantasmes célestes, retomba sur terre.
Quant au maire, il n’était pas au bout de ses peines et la réunion de cellule qui suivit fut houleuse: « alors comme ça, monsieur fricotait avec les ratichons, monsieur communiait et chialait comme une gonzesse, monsieur était devenu un crapaud de bénitier, le matérialisme athée qui était à la base de leur doctrine, il s’en torchait ! Alors, c’était prévu pour quand, sa première communion ? Il serait peut-être temps de choisir son camp. »
Cordier essaya de se défendre : en manifestant une hostilité trop ouverte vis-à-vis du curé, on l’aurait taxé de racisme. Mais on lui fit comprendre que si le racisme était répréhensible, il ne fallait pas non plus tomber dans l’excès inverse, et un antiracisme exagéré pouvait conduire à des comportements tout aussi condamnables. Bien que rompu aux méandres de la dialectique marxiste, Cordier ne comprit pas bien le raisonnement.
Et puis qu’est-ce que c’était cette subvention importante accordée par la mairie à une mystérieuse société: la CJC ? C’était la « Crèche de Jésus-Christ », l’association fondée par Toumani pour récolter des fonds. Cordier s’attendait à la question et répondit sans hésiter:
— C’est le Comité des Jeunesses Communistes ».
— C’est bon, on vérifiera. ».
Il pâlit : non seulement on allait découvrir le pot-aux-roses mais encore cela signifiait que le parti ne lui faisait plus confiance; jusqu’alors personne n’avait osé mettre sa parole en doute et on croyait sans discuter tout ce qu’il disait.
Il pensait avec terreur au jour où il faudrait parler de la destruction de l’urinoir.
Cet édicule, aux yeux de tous les hommes de progrès du Mourzycois, était le symbole du triomphe du prolétariat sur les forces obscurantistes et réactionnaires. Y toucher, ce serait un camouflet pour les travailleurs et les masses populaires.
Pris en tenaille entre Toumani dont il se doutait qu’il n’était pas près de le lâcher et le parti qui au contraire était sur le point de le lâcher, son avenir n’était pas rose. Sans le parti, il n’était plus rien, il n’obtiendrait plus aucune investiture et pouvait dire adieu à tous ses mandats. Il avait du souci à se faire, mais peut-être n’avait-il pas dit son dernier mot.
En attendant, Toumani était heureux : l’état de curé musulman mondain et gigolo lui convenait parfaitement et il était ravi d’avoir eu la peau du maire. Il se réjouissait chaque jour d’avoir suivi les conseils du bon imam.
Hélas ! Ce bonheur allait être de courte durée.
Un dimanche matin, Toumani était dans la sacristie et se préparait pour dire la messe. C’est alors que fit irruption le père Mathieu, un casier à bouteilles dans chaque main.
Le père Mathieu était un vieux vigneron qui ne roulait pas sur l’or car sa consommation personnelle absorbait l’essentiel de sa production. De plus son vin était particulièrement acide et l’on disait qu’il faisait des trous dans l’estomac quand on le buvait et des trous dans les chaussures quand on le pissait.
« Qu’est-ce tu bois comme vin de messe ? » demanda-t-il à Toumani qui essaya d’éluder la question, mais sans plus attendre le vieux ouvrit l’armoire contenant les objets du culte, et saisissant le litre de « kiravi » il but à même la bouteille. Il fit une grimace épouvantable et recracha sa gorgée en une gerbe jaunâtre: Toumani avait remplacé le vin par du jus de pomme.
« Qu’est-ce que c’est que cette saloperie ? Tu veux t’empoisonner ? Tiens ! je t’en ai apporté du bon. Ma réserve personnelle. Il posa une bouteille de rouge sur la table : goûte-moi çui-ci, tu vas te régaler. » Toumani refusa poliment mais fermement. Le père Mathieu qui en était à son deuxième litre de la journée, et qui avait le vin mauvais, le prit très mal. Il se mit à hurler : « tu vas boire, nom de Dieu ! » et devint menaçant.
Il y avait déjà de nombreux fidèles dans l’église qui risquaient d’entendre. Toumani était partagé entre ses convictions religieuses qui lui interdisaient de boire de l’alcool et la crainte d’un esclandre; sa longue pratique de la casuistique lui suggéra une solution que n’aurait pas reniée le plus subtil des jésuites : il y avait cas de force majeure et Allah lui pardonnerait son manquement à sa loi.
Pensant que le péché serait d’autant moins grave qu’il serait accompli rapidement, il avala cul-sec le verre de tord-boyaux.
Une coulée de lave en fusion descendit de sa gorge à son estomac, brûlant tout sur son passage. De grosses larmes coulait sur son visage en sueur. Il comprit alors la grande sagesse de l’islam qui interdit la consommation d’alcool.
— Alors, comment tu le trouves ? » demanda le père Mathieu.
Toumani, surmontant sa douleur, réussit néanmoins à répondre :
— Très bon, très gouleyant, très fruité. Peut-être mériterait-il d’attendre encore deux ou trois ans.
Le père Mathieu triomphait; il remplit à nouveau le verre de Toumani : « un deuxième pour la route ».
Celui-ci dont la lucidité n’avait pas résisté au premier verre le but tout aussi rapidement que le premier. Il sentait une étrange torpeur l’envahir.
La messe avait déjà un quart d’heure de retard, les fidèles s’impatientaient, et dans l'église un murmure de plus en plus bruyant se faisait entendre.
Le brouhaha cessa brusquement et un silence de mort s’abattit sur l’assistance; les gens étaient figés comme des statues de sel, les yeux exorbités, la bouche entr’ouverte. Ils crurent être victimes d’une hallucination collective.
Toumani venait de faire son entrée derrière l’autel, vêtu d’un boubou bariolé et coiffé d’une toque en fausse panthère. Ivre-mort, il s’avançait d’un pas saccadé quoique incertain en psalmodiant une vieille mélopée bambara.
Il projetait sa tête d’avant en arrière comme un automate et son cou semblait incroyablement long.
Le père Mathieu le suivait, lui aussi complètement saoul. Entièrement nu, il chantait, ou plutôt il braillait une chanson où les plus érudits crurent reconnaître Les filles de Camaret. Il s’accompagnait en tapant de toutes ses forces sur un tam-tam. Sa musique était rythmée par le balancement régulier de son sexe flaccide.
Toumani parcourut l’assistance d’un regard hébété, partit d’un rire idiot et se précipita vers l’autel. Il vomit longuement dans le ciboire avant de s’effondrer, victime d’un coma éthylique.
Le père Mathieu descendit lentement la nef en titubant. « Le curé de Camaret a acheté un âne…», avant de sortir sur le parvis.
Il fallut plusieurs minutes aux paroissiens pour reprendre leurs esprits.
Monseigneur de la Boulaye avait été rapidement mis au courant du scandale de Mourzy et l’affaire était entendue.
Quelques jours plus tôt il avait reçu la visite de Cordier, le maire de Mourzy.
Celui-ci avait compris qu’il n’avait plus rien à attendre de son parti qui n’allait pas tarder à l’abandonner. Il n’était pas question pour autant de quitter la politique dont il connaissait tous les avantages matériels qu’elle lui procurait. De toute façon, il n’avait jamais travaillé et ne savait rien faire d’autre. Tout naturellement il se ralliait donc sans états d’âme au camp de la réaction. Il savait que rien ne s’y décidait sans l’accord de l’évêque et il venait donc lui proposer ses services. Il lui expliqua l’affaire en peu de mots avec une totale franchise.
De son côté La Boulaye n’aimait pas les gens honnêtes. Enfermés dans le carcan d’une morale rigoureuse, ils refusaient toute sorte de discussion et de négociation. Comme on n’avait rien à leur reprocher il était impossible de les faire chanter et on n’avait aucune prise sur eux. Ils demeuraient résolument réfractaires aux petites compromissions pourtant indispensables au bon fonctionnement de toute société policée.
D’emblée il trouva le maire sympathique. Il était conquis par sa friponnerie et son cynisme. Des gredins, il en avait connu beaucoup, mais celui-ci les dépassait tous : voila le genre d’hommes avec lesquels il aimait traiter car avec eux tous les accommodements étaient possibles. Il savait d’avance qu’il allait bien s’entendre avec Cordier. Son air chafouin et son regard sournois étaient garants de sa parfaite immoralité. D’ailleurs lui aussi avait un dossier sur le maire et il avait des moyens de pression suffisants pour le ramener à la raison au cas où il se montrerait trop rétif.
L’évêque avait néanmoins une objection : son changement radical de politique ne risquait-il pas de désorienter les électeurs ? Le maire avait la réponse : sa brusque et spectaculaire conversion au catholicisme devant des centaines de témoins n’était-elle pas le meilleur garant de sa bonne foi ?
Cordier, qui n’avait toujours pas digéré son hostie au piment, chargea Toumani comme une mule : usant de moyens de pression scandaleux, sur lesquels le maire n’insistait pas (et dont l’évêque se moquait éperdument), Toumani lui avait soutiré une importante somme d’argent au nom d’une mystérieuse association : « la Crèche de Jésus-Christ ». Il était persuadé que la majeure partie des fonds avait été détournée et il s’apprêtait à déposer plainte. L’Eglise risquait d’être éclaboussée par un nouveau scandale. Bien sûr, ce n’était pas une menace mais une simple information et La Boulaye était assez fin pour le comprendre.
De plus, le curé monnayait ses charmes et avait transformé la maison de Dieu en hôtel de passe. Enfin, au mépris de toute hygiène, il élevait clandestinement des pigeons dans l’église qui était devenue un véritable champ de guano.
L’évêque réfléchit longuement mais le scandale de Toumani dans l’église de Mourzy était la goutte d’eau qui fait déborder le vase et il estima que l’intérêt supérieur de l’Église était de soutenir le maire et de sacrifier Toumani, malgré l’estime qu’il avait pour lui et les bénéfices substantiels qu’il retirait des messes de mariage.
Instruit par l’expérience, il prit soin de faire main basse sur l’ordinateur de Toumani qui appartenait à la paroisse. Il espérait également y trouver des photos et des films qui, quoique profanes, revêtaient peut-être un certain intérêt artistique.
Les garçonnets du catéchisme se remirent à trembler, en se demandant si le curé qui allait remplacer Toumani ne serait pas pire que son prédécesseur.
Quant aux Mourzycoises elles pleuraient à chaudes larmes:
— Un homme si bon…
— Un prêtre si près de ses paroissiennes…
— Un cœur gros comme ça…
— Et pas seulement… compléta une des pleureuses.
Chapitre 6
Toumani retrouvait le chômage et ses galères. Son CV était délicat à remplir car il avait du mal à expliquer ce qu’il avait fait à Mourzy pendant six ans. Un curé licencié pour alcoolisme, chantage, escroquerie, infraction aux réglementations sanitaires et prostitution, cela n’était pas fait pour attirer les employeurs.
Le restaurant où travaillait son oncle avait embauché un commis et n’avait plus besoin de ses services. A nouveau il multipliait les petits boulots. Il fut tour à tour livreur de pizzas, plongeur dans une brasserie, homme de ménage, vendeur à la sauvette : sur le Champ de Mars il proposait aux amateurs d’art exigeants des tours Eiffel en fer-blanc et des masques dogons en résine.
Un jour, en sortant du métro il prit un prospectus : « Cheikh Omar, véritable marabout africain. Amour, chance, travail, argent, santé, grâce à ses dons de médium, Cheikh Omar a la réponse à tous vos problèmes. Sérieux garanti ».
Ce fut une révélation : Après tout, les professions de curé et de marabout se ressemblaient et demandaient les mêmes qualités : sens aigu de la psychologie et maîtrise du verbe. Il possédait l’un et l’autre.
Son oncle lui avança les frais d’impression des tracts que son cousin Mamadou distribuait gratuitement, et lui paya trois mois de loyer d’un petit local sordide.
Mais dans ce métier la concurrence est rude, les clients se faisaient rares et marchandaient âprement ses tarifs pourtant très raisonnables.
Il pensait que la meilleure publicité c’était le bouche à oreille. Mais pour cela il fallait avoir la « masse critique », c’est-à-dire suffisamment de clients au démarrage.
Toumani n’était jamais à court d’idées. Il lui fallait deux comparses : le premier était tout trouvé, c’était Mamadou. Le deuxième était un patron de café malien en qui il avait toute confiance. Évidemment ils étaient tous deux intéressés aux bénéfices.
Mamadou faisait mine d’acheter un billet de loterie et le patron lui remettait un ticket périmé.
Quelques instants plus tard Mamadou revenait à la caisse, avec un sourire satisfait, sans rien dire. Le patron lui remettait un paquet de billets (que Mamadou lui rendait discrètement en fin de journée). La scène devait se répéter trois fois après quoi le patron s’exclamait haut et fort pour que tous les clients entendissent: « T’as vraiment le cul bordé de nouilles ! C’est la troisième fois que tu gagnes ! » Puis s’adressant à la cantonade : « il a un truc, mais il veut pas le dire. »
L’opération se renouvelait ensuite autant de fois que nécessaire.
Il était bien rare qu’un client intrigué n’essayât pas de tirer les vers du nez de Mamadou. Dans un premier temps celui-ci refusait catégoriquement de donner le moindre renseignement, puis faisant mine de trouver l’homme sympathique, il finissait par céder et lui avouer qu’il avait trouvé un marabout extraordinaire, mais il le prévenait honnêtement que cela ne marchait jamais du premier coup et qu’il fallait toujours plusieurs séances.
Il l’avertissait également que le mage ne prenait pas de nouveaux clients car il était assailli de demandes : « dites bien que vous venez de la part d’Ibrahim, sinon il ne vous recevra pas ». Pendant l’entretien Mamadou essayait d’obtenir le maximum de renseignements sur le pigeon. Puis il rédigeait une fiche à en-tête « Ibrahim » où il notait toutes les informations recueillies. Bien sûr il changeait de prénom à chaque fois.
Lorsque Toumani recevait un client envoyé par Ibrahim, il lui suffisait de consulter la fiche correspondante avant la séance.
« ne me dites rien ! » Il faisait mine de se concentrer : « vous êtes né dans la Nièvre et vous avez 47 ans. Vous avez deux, non, trois enfants; vous vous êtes séparé de votre femme il y a trois ans; vous travaillez dans une banque, etc. ». Le client ne pouvait plus mettre en doute les pouvoirs surnaturels du marabout. Il confirmait ensuite ce qu’avait dit Mamadou en ajoutant quelques précisions : lui, marabout, n’était qu’un intermédiaire entre le client et son double astral et c’était ce dernier qui décidait en dernier ressort s’il voulait ou non favoriser son incarnation terrestre. Et Dieu sait si les corps astraux sont capricieux ! Mais Toumani avait l’art de les amadouer et au bout d’un temps plus ou moins long ils finissaient toujours par se montrer coopératifs.
Son intuition était bonne : non seulement les clients revenaient régulièrement mais encore ils lui envoyaient leurs familles, amis et connaissances. Lorsqu’on lui recommandait quelqu’un il essayait d’obtenir le maximum d’informations sur la personne qu’il recopiait soigneusement sur une fiche.
Parfois, lorsque Toumani recevait un client, Mamadou qui était devenu son secrétaire et son homme à tout faire, frappait discrètement à la porte et après l’avoir entr’ouverte demandait s’il pouvait regarder le résultat de la cinquième course à la télévision car il avait parié une forte somme.
— Vous êtes sûr du résultat, maître ? Toumani lui répondait d’un air agacé :
— Ca fait dix fois que je te le répète : le huit, le quinze et l’as. Tu es vraiment têtu ! Mamadou insistait :
— Le huit, c’est un tocard, il est à 17 contre 1 ». Excédé Toumani ne répondait même pas.
Après s’être égosillé deux minutes, le journaliste annonçait le résultat : « premier: le huit, deuxième: le quinze, troisième: l’as ».
— Merci, maître! Et Mamadou repartait en dansant devant le client stupéfait.
— Ah! Si toutes les courses étaient aussi faciles! Soupirait le marabout.
Le procédé n’était pas nouveau et Toumani l’avait vu plusieurs fois au cinéma.
La course que le client avait vue était transmise avec un décalage de cinq minutes. Entre temps Mamadou avait vu l’émission en direct dans la pièce à côté et avait envoyé un SMS à Toumani pour lui communiquer le résultat.
Les affaires étaient florissantes et le marabout devait même refuser du monde.
Toumani, à défaut d’être un extra-lucide, était un visionnaire. Son métier c’était de l’artisanat, pour ne pas dire du travail de tâcheron. Il lui fallait viser plus haut et passer au stade industriel. Il décida de créer une chaîne de marabouts sur le modèle des chaînes des restaurants, des coiffeurs ou des opticiens. Il déposa la marque « Les Disciples du Grand Toumani ». Moyennant une redevance de 15 % du chiffre d’affaires il était possible d’ouvrir une officine de voyance « Disciple du Grand Toumani ». De son côté Toumani s’engageait à former le marabout et prenait en charge la publicité.
En effet pendant six mois une grande partie des bénéfices, pourtant considérables, fut réinvestie dans une gigantesque campagne de publicité.
A la télévision on pouvait voir une séquence où une femme brune, à l’air renfrogné discutait avec une amie, une blonde épanouie :
— Je ne sais pas comment tu fais, mais tout semble te réussir, alors que moi j’enchaîne les galères, disait la brune renfrognée.
— C’est bien simple, grâce à mon marabout Toumani, je n’ai plus aucun souci ! Et je viens encore de gagner à la loterie ! Répondait la blonde épanouie, tout en montrant son somptueux appartement meublé en faux Louis XV aux bronzes dorés rutilants.
Puis, face à la caméra, s’adressant les yeux dans les yeux aux téléspectateurs : « si vous aussi vous voulez changer de vie, pensez marabout, pensez Toumani ! »
Et brandissant une carte au format d’ une carte de crédit : « et n’oubliez pas de demander votre carte de fidélité Toumani : elle est gratuite ! Dix consultations payées = une consultation gratuite !»
Dans le métro se multipliaient les affiches 4x3 m : « Toumani, le marabout qu’il vous faut. »
Chapitre 7
Toutefois, après deux ans, Toumani qui surveillait les recettes très attentivement constata une baisse régulière du chiffre d’affaires. Les trois derniers mois avaient été catastrophiques.
Il convoqua son publicitaire et son conseiller en communication. Le verdict était clair : « déficit d’image ». Les sondages d’opinion montraient à l’évidence que pour la plupart des gens, marabout était synonyme de charlatan. Sa clientèle se recrutait d’ailleurs dans la classe la moins cultivée de la population; il était inconcevable pour les personnes un tant soit peu éduquées d’aller consulter un voyant. Mais il y avait beaucoup plus grave: la tonitruante campagne de publicité avait eu un effet pervers et pour les jeunes des cités, toumani était devenu un nom commun pour désigner non pas le mage mais son client. Il signifiait benêt, gogo, gobe-mouche et tout simplement crétin. Par apocope, le mot s’était raccourci en « touma ». « Espèce de touma » était devenue une insulte fréquente. L’expression avait ensuite percolé à travers toutes les classes de la société et était en passe de figurer dans les dictionnaires.
Il fallait absolument casser cette image négative.
Oui mais comment ?
Georges Lenoble était le philosophe le plus respecté et le plus influent de sa génération. Écrivant chaque jour le contraire de ce qu’il avait écrit la veille, il avait acquis la réputation d’un esprit fort, indépendant, dont la pensée subtile et multiforme ne se laissait pas facilement appréhender et ne pouvait être comprise que par une petite élite. Estimant que la langue française en général et le vocabulaire philosophique en particulier étaient impuissants à rendre toutes les nuances de sa pensée, il émaillait ses textes de mots forgés de toutes pièces dont il ne donnait jamais la définition.
Un jour, un jeune journaliste lui en ayant demandé la raison, il répondit d’un air hautain et méprisant : « il semble que vous en soyez resté aux vielles lunes saussuriennes de la bijection universelle signifiant-signifié. Pouvez-vous me dire quels sont les fondements ontologiques d’une telle affirmation ? » Le pauvre ne savait que répondre.
Lenoble enchaîna : « Je pense que mon essai Linguistique et sémiologie théoriques post-relativistes a apporté une réponse définitive au problème. La véritable question n’est pas la relation signifiant-signifié, mais la relation, au sens mathématique du terme bien sûr, locuteur-locuté, qui, est-il besoin de le préciser, n’est pas une bijection. Ai-je été assez clair ? »
Non, il n’avait pas été clair du tout mais le journaliste se serait ridiculisé en avouant qu’il n’avait rien compris à ce jargon et que même il pensait qu’il n’y avait rien à comprendre. Rouge de confusion, il dut reconnaître que, présenté ainsi, tout devenait limpide.
Lenoble était un magicien du verbe. Il savait mieux que personne présenter une vérité première comme un inacceptable sophisme. A l’inverse, sous sa plume experte, les plus invraisemblables sornettes prenaient des airs de truismes. Il retournait les concepts comme des doigts de gant et il jonglait avec les idées comme un joueur de bonneteau qui après quelques tours de passe-passe fait apparaître le roi de pique là où les badauds médusés attendent la dame de cœur.
Un jour un philosophe réputé déclara : « en France nous sommes moins de dix à vraiment comprendre la pensée de Lenoble ». Aussitôt les ventes de ses livres explosèrent.
Dans les dîners en ville, il n’était question que de son dernier ouvrage : Heidegger et le travestissement du « dasein ».
Lors d’une soirée mondaine, un brillant intellectuel expliqua qu’il était impossible d’assimiler les théories de Lenoble si on ne comprenait pas qu’il y avait dans son œuvre plusieurs niveaux de lecture : au moins trois ou quatre. Un toussotement se fit entendre : un petit homme au visage de fouine voulait prendre la parole. Vêtu hiver comme été d’un pardessus, d’un cache-nez et d’un chapeau qu’il ne quittait jamais, même à table, son aspect bizarre et son caractère taciturne lui avaient valu une réputation de grande intelligence. Il ne prononçait jamais plus d’une phrase par soirée, aussi celle-ci était attendue comme un oracle.
« Des niveaux de lecture, il y en a sept; je les ai comptés. »
Personne autour de la table n’ayant pu accéder même au premier niveau, un murmure admiratif et approbatif accueillit la remarque.
Pour Toumani, Lenoble était l’homme qu’il lui fallait. Il réussit à obtenir un rendez-vous avec lui et il fut tout de suite rassuré : Lenoble était bien la franche crapule qu’il espérait.
Le premier sujet abordé fut celui des honoraires. Le philosophe était un gauchiste pur et dur. Il ne cessait de fustiger les patrons esclavagistes qui gagnent dix ou vingt plus fois que leurs employés. En ce qui le concernait, il était beaucoup moins dogmatique. Son taux horaire, non négociable, était de cent fois le SMIC, payable en liquide évidemment. Il travaillait dix heures par jour, six jours par semaine et il lui faudrait deux semaines pour réaliser le travail qu’on lui demandait.
De plus il ne pouvait trouver son inspiration que dans une atmosphère de calme, de luxe et de volupté. Pour le calme, Toumani, qui trouvait l’addition un peu salée, essaya de lui vanter la douce sérénité de la Creuse. Il connaissait justement un endroit charmant, Mourzy… Lenoble haussa les épaules et ne lui laissa même pas finir sa phrase. Il exigeait la plus belle suite de l’hôtel La Mamounia à Marrakech.
En ce qui concernait la volupté, ils en discutèrent longuement avant de trouver un accord : Lenoble recevrait un forfait égal à 25 % de ses honoraires, à charge pour lui de choisir le nombre, l’âge et le sexe de ses partenaires de jeu.
Lorsque Toumani indiqua à son comptable la somme astronomique, et de plus en liquide, dont il aurait besoin pour régler la facture de Lenoble, celui-ci refusa tout net.
Il ne tenait pas à être compromis dans une affaire d’abus de biens sociaux. De plus il fallait être fou pour donner des sommes pareilles à un imposteur. Toumani essaya de le calmer en lui expliquant qu’il savait ce qu’il faisait et que sa conduite lui avait été dictée par les esprits de la forêt. Cela ne fit qu’exaspérer encore davantage le comptable, ami d’enfance de Toumani, lui aussi natif de Toukoundou.
Il avait mauvais caractère, un cul de plomb, et n’aimait pas trop qu’on se payât sa tête: « qu’est-ce que c’était encore que cette histoire d’esprits de la forêt ? On le prenait pour un touma ou quoi ? Les esprits de la forêt, il leur pissait à la raie et, lui vivant, Toumani n’aurait pas un sou. »
Il fallut toute l’adresse et la diplomatie de ce dernier pour l’amener à résipiscence. Le comptable prit néanmoins le soin de préciser que si l’administration fiscale mettait le nez dans leurs affaires, il n’hésiterait pas une seule seconde à cracher le morceau et à tout mettre sur le dos de son patron. Toumani le rassura en lui affirmant qu’il prenait l’entière responsabilité de l’opération.
Lenoble était peut-être une crapule mais c’était une crapule honnête. Un mois plus tard il publiait dans la prestigieuse revue JPI ( Le Journal du Philosophe et de l’Intellectuel) un très long article, intitulé Toumani et le Grand Logiciel.
Son exposé se composait de deux volets.
Le premier était une critique en règle de la culture scientifique occidentale. En apparence l’idée n’était pas nouvelle puisque c’était l’un des piliers de l’idéologie écologiste. En apparence seulement, car il y avait autant de différence entre la pensée infantile et balbutiante de cette dernière et la cosmologie grandiose de Lenoble qui donnait une réponse définitive aux grandes questions qui hantaient l’homme depuis la nuit des temps, qu’entre une flèche en papier et une navette spatiale.
Les écologistes n’avaient rien compris et se contentaient d’enchaîner des slogans primaires sans aucune réflexion de fond; il n’y avait aucun substrat théorique à leur argumentation.
Et puis aussi cette manie ridicule de parler de « scientistes » pour stigmatiser les scientifiques. Le scientisme était mort au début du vingtième siècle et cette polémique sentait fort le réchauffé. Pour sa part Lenoble considérait, comme tout le monde, que la méthode scientifique moderne était née avec Galilée, le père de la physique. Aussi, au lieu de parler de scientistes, il préférait parler de « galiléens », terme synonyme et tout aussi péjoratif.
D’ailleurs le ver était dans le fruit bien avant Galilée : l’erreur initiale était à chercher dans le rationalisme grec de l’antiquité : tout phénomène naturel a une cause naturelle, c’est-à-dire matérielle : quelle imposture !
La science moderne était dans une impasse : depuis la découverte de la mécanique quantique, il y avait bientôt cent ans, aucune grande théorie n’avait vu le jour malgré les sommes considérables consacrées à la recherche et il était illusoire d’en attendre une nouvelle. La science vivait sur sa lancée grâce à la technologie, mais elle avançait sur son erre, comme un paquebot qui ne s’arrête que très longtemps après que ses moteurs ont été arrêtés.
Après avoir, certes, permis certaines avancées, elle était comme une mine dont les filons sont épuisés et elle ne produirait plus rien, Lenoble en avait l’intime conviction.
Lenoble se sentait d’autant plus à l’aise pour parler de ce sujet qu’il n’y connaissait strictement rien : on ne pouvait donc pas l’accuser d’avoir des idées préconçues.
La deuxième partie de son exposé était la plus originale: L’univers était comparable à un Grand Ordinateur. Or chacun sait que dans un ordinateur il y a la partie matérielle (« hardware » pour les anglo-saxons) et la partie logicielle (« software »). Jusqu’à présent on ne s’était occupé que de la partie matérielle. Or ce n’est pas en désossant un ordinateur jusqu’à son plus petit composant, ce qui était justement la démarche jusqu’à ce jour, qu’on peut comprendre son mode de fonctionnement. On savait comment marchaient le ventilateur, le clavier, etc., mais on ne comprenait rien à l’essentiel du mécanisme.
C’est là que Lenoble introduisait sa théorie du Grand Logiciel.
Dans ce Grand Ordinateur qu’était l’univers, ce n’était pas la partie matérielle, dont on connaissait à peu près tous les rouages, qui importait, mais la partie immatérielle, c’est-à-dire le logiciel. Ce dernier si longtemps ignoré voire méprisé par la civilisation occidentale, c’était l’ensemble des forces spirituelles dont seuls quelques initiés avaient gardé les secrets: chamanes, voyants, guérisseurs, devins, sorciers, prophètes, cartomanciens, thaumaturges, astrologues, mages, fakirs, etc., tournés en dérision par notre civilisation, arrogante, sûre d’elle-même et dominatrice. Bien sûr il y avait quelques charlatans et il fallait faire le tri, mais c’était néanmoins grâce aux voyants et à eux seuls que l’on pourrait progresser dans la connaissance. L’avenir était maintenant aux forces de l’esprit. D’ailleurs les mots même de force, énergie, ondes, etc. devaient quitter le domaine de la physique et ne plus s’appliquer qu’à cette nouvelle métaphysique qu’il appelait de ses vœux.
Or parmi tous les extra-lucides, il y en avait un qui dominait les autres par ses dons extraordinaires.
Lenoble avait rencontré, par le plus grand des hasards, un marabout nommé Toumani. C’est alors qu’il avait eu la révélation de sa théorie. Au départ, il ne croyait pas une seule seconde aux affirmations de ce diseur de bonne aventure. Mais les faits sont les faits : à plusieurs reprises celui-ci lui avait annoncé, mot pour mot, la une des journaux du lendemain; plusieurs fois il avait prédit la mort accidentelle d’une personnalité; enfin, pas une seule fois il ne s’était trompé sur le résultat des courses à venir. Cela, lui, Lenoble, en avait été le témoin et il était prêt à le confirmer sous serment. Pour lui, Toumani était le plus grand voyant actuel.
L’avenir de l’humanité était désormais entre les mains de ces quelques hommes d’exception auxquels il était grand temps de rendre justice. Toumani s’imposait tout naturellement pour devenir leur chef de file.
Chapitre 8
En lisant l’article, Toumani était effondré : « Quel tissu de stupidités auquel mon nom est associé ! Qui va croire à ce fatras d’inepties ? Et dire que j’ai payé une fortune pour être ainsi sabordé ! Ce salaud de Lenoble devait être fin saoul pour écrire toutes ces conneries, ce qui expliquerait la facture exorbitante de champagne Cristal Roederer de la Mamounia : dix bouteilles par jour, ça fait quand même beaucoup, même s’il n’était pas seul ».
Son cousin Mamadou auquel il faisait part de son amertume et de sa rancœur n’était pas de cet avis: « tu n’as rien compris. Les blancs, c’est des gros cons, ils vont adorer ». Son bon sens populaire se teintait parfois d’une pointe de racisme. Mais c’était Mamadou qui avait raison : les gros cons adorèrent.
Le papier de Lenoble arrivait d’ailleurs au bon moment : depuis quelque temps les penseurs français étaient en panne d’idées et la machine à élucubrer était grippée. On recyclait quelques vieilles antiennes qui n’arrivaient plus à susciter l’intérêt. Même le remarquable ouvrage de huit cents pages : Le Non-être et le Néant, vers une phénoménologie néo-sartrienne n’avait obtenu qu’un succès d’estime. Les analyses les plus subtiles de Schopenhauer ne se vendaient plus. Les intellectuels se précipitèrent donc sur l’article de Lenoble avec la voracité de bergers allemands affamés sur un os de gigot.
La plupart d’entre eux furent enthousiastes et déclarèrent qu’il s’agissait de la plus grande révolution paradigmatique de tous les temps. Seuls quelques galiléens rétrogrades et grincheux étaient du même avis que Toumani et crièrent à l’escroquerie : l’article de Lenoble n’était qu’un tissu d’absurdités. Ils s’étonnaient également de ce que Lenoble qui s’était trois mois auparavant converti au marxisme et au matérialisme le plus radical fût soudain devenu le chantre d’une métaphysique pour le moins douteuse. Celui-ci ne tarda pas à les réduire a quia; il était de notoriété publique que les galiléens étaient à la solde des marchands de mort : Monsanto, grands laboratoires pharmaceutiques, lobby pro-nucléaire, etc., qui les rémunéraient grassement en échange de grossiers mensonges mortifères. Cette camarilla corrompue, qui avait des millions de morts sur la conscience, était mal venue de donner des leçons de morale.
Rapidement, la théorie de Lenoble se répandit dans le grand public. On parla même de toumania. Un journal influent, dont le rédacteur avait été généreusement payé par Toumani, titra : « La toumania : arnaque ou réalité? ». La réponse était dans la question.
L’Église, qui dans un premier temps était restée dans une prudente expectative, attendant de voir de quel côté la balance allait pencher, comprit vite le bénéfice qu’elle pouvait retirer de la polémique : qui dit logiciel dit programmeur. Et qui était le programmeur du Grand Logiciel sinon Dieu lui-même ? Le Grand Programmeur n’était autre que la version moderne du Grand Horloger qui commençait à dater.
Les affaires de Toumani reprirent de plus belle et connurent un essor qu’il n’aurait même pas imaginé dans ses rêves les plus fous. « Les disciples du grand Toumani », désormais plus connu sous le sigle DGT, était maintenant une société cotée en bourse et les cours flambaient.
Grâce à Lenoble, consulter un voyant, loin d’être un signe d’obscurantisme, était devenu synonyme d’ouverture d’esprit. Dans la bonne société, ne pas avoir son marabout était aussi inconcevable que jadis ne pas avoir de médecin traitant.
Chapitre 9
Boum boum boum, boum, boum, boum boum boum. Ils s’entendent de loin les tam-tams de Toukoundou.
Le village est en fête : Toumani revient !
A l’approche de la quarantaine, il avait le mal du pays. Et puis une autre raison le poussait à revenir : il était amoureux. Depuis qu’il avait quitté le Mali, il n’avait cessé de correspondre avec Mélanie, celle qui jadis faisait boutique mon cul, son amour de jeunesse (Mélanie ne sachant ni lire ni écrire, c’était l’instituteur du village qui servait d’intermédiaire) et ils avaient décidé de se marier. Mélanie avait maintenant huit enfants nés de huit clients différents: « mes accidents de travail », disait-elle en plaisantant, mais elle les adorait. Depuis quelques années déjà, Toumani subvenait largement à son entretien et elle avait cessé de se prostituer. Néanmoins elle avait quand même conservé deux ou trois de ses anciens clients qui l’avaient suppliée de ne pas les abandonner. Elle les recevait par pure charité musulmane, mais elle n’avait plus le cœur à l’ouvrage; d’ailleurs par honnêteté vis-à-vis de Toumani, elle ne les faisait pas payer.
Avant de partir, Toumani avait confié la direction de ses affaires à Mamadou. Pour la passation de pouvoirs, il avait convié tous ses employés. Mamadou était originaire d’un village proche de la frontière algérienne, et Toumani ne mentit donc pas en le présentant comme un brillant nord-Malien.
Toumani arriva par avion sur le petit aérodrome de Toukoundou qu’il avait entièrement financé.
Mélanie très émue l’accueillit à sa descente de l’appareil: elle était ravissante dans son boubou rouge écarlate et son foulard vert élégamment noué dans ses cheveux. Depuis qu’ils s’étaient quittés, plus de vint ans auparavant, elle avait pris une soixantaine de kilos et sa poitrine avait perdu en fermeté ce qu’elle avait gagné en volume, mais Toumani aimait les femmes bien en chair et ce n’était pas pour lui déplaire, bien au contraire. Ils s’étreignirent longuement; le public ému, d’ordinaire si bruyant, s’était tu.
Les enfants de Mélanie, sagement groupés autour de leur mère étaient très intimidés : des papas, ils en avaient connu beaucoup, mais celui-ci, c’était parait-il le vrai.
Le maire avait un peu vieilli et maintenant ses cheveux étaient tout blancs. Mais il avait conservé intactes ses qualités littéraires et, pour saluer le héros du pays, il avait préparé un discours. Il sortit un papier de sa poche :
« Majesté, quel joie et quel honneur pour notre modeste village et pour son humble représentant que d’accueillir celle qui incarne l’un des plus vieux et des plus prestigieux pays du monde : la patrie de Shakespeare, de Newton, de Churchill et bien d’autres qui ont su hisser aux plus hauts sommets la civilisation occidentale… »
Toumani ne comprenait rien : en effet le maire s’était trompé de discours et lisait celui qu’il avait rédigé à l’attention de la reine d’Angleterre.
Ce n’est qu’au bout de dix minutes qu’il s’en rendit compte; heureusement le reste de l’assistance ne s’était aperçue de rien (par la suite Toumani le soupçonna de l’avoir fait exprès afin de caser son fameux discours à la reine désormais inutile).
Le maire retrouva le bon document et enchaîna rapidement avec un long poème qui commençait ainsi :
« Heureux qui comme Toumani a fait un long voyage
Et qui, enfant prodigue, nous revient par avion
Il nous est retourné, plein d’usage et raison
Vivre entre ses parents le reste de son âge »
Il avait bien conscience que son premier alexandrin avait un ou deux pieds de trop, mais était-ce sa faute à lui si Toumani n’avait pas un prénom adapté à la poésie ? Et puis tout était dans la diction : il lui suffisait de travailler un peu son élocution, et tout le monde n’y verrait que du feu. De plus il mettait au défi quiconque de distinguer ce qui était de lui et ce qui revenait à du Bellay. Il avait raison : à part Toumani, aucun de ses auditeurs n’avait la moindre idée de ce qu’était un alexandrin, la versification bambara étant très éloignée de la versification classique française, ni n’avait jamais entendu parler de du Bellay.
Le poème se terminait par ces deux vers aux accents hugoliens :
« Aux plaisirs frelatés de la vie parisienne,
Il préfère avant tout sa fiancée malienne. »
Toumani répondit par une brève allocution que le maire trouva bien plate.
Il retrouvait avec émotion les impressions qui avaient marqué son enfance. Tout un monde qu’il croyait effacé de sa mémoire surgissait avec une incroyable netteté : les odeurs puissantes et âcres qui sortaient des cases aux toits de chaume. Ses escapades dans la savane. Sa joie lorsqu’il capturait un petit lézard qu’il faisait cuire sur un feu de bois improvisé et dont la chair pourtant fadasse lui semblait le plus succulent des mets. Sa terreur lorsqu’il s’était perdu en plein désert et avait passé la nuit la nuit sans dormir, entouré de cris hostiles d’animaux dont il croyait voir les yeux briller dans la nuit : il ne pouvait s’empêcher de penser aux lions mangeurs d’hommes dont on lui avait raconté les légendes terrifiantes : peut-être n’étaient-ils pas tous morts; ses parents l’avaient retrouvé au petit matin, en larmes, tremblant de froid et de peur. Ses premiers émois avec Mélanie, son premier amour, à peine plus âgée que lui. Il pensait à Baudelaire et au vert paradis des amours enfantines, l’innocent paradis, plein de plaisirs furtifs, bien que les environs de Toukoundou ne fussent pas particulièrement verdoyants.
Le mariage de Toumani fut l’occasion de réjouissances qui durèrent plusieurs jours. Il avait fait venir de France plusieurs camions remplis de cadeaux et de victuailles et avait invité les artistes les plus célèbres du pays : griots, danseurs, joueurs de n’goni, de kora, de balafon et autres instruments traditionnels.
Le maire était aux anges, multipliant les discours.
Bien sûr Léopold et Félix étaient de la fête. Ils discutaient cette fois sur le coût de la cérémonie
— Toumani il a dépensé plus de cinquante millions3 »
— Tu n’y connais rien. Dix millions, et je compte large »
— Il a fait venir les poulets de France. Tu sais combien ça coûte le transport par avion?»
— Oui mais les poulets, il sont venus par camion, ça coûte beaucoup moins cher. »
— Tu n’y connais rien : il faut payer l’essence et les chauffeurs »
Contre toute vraisemblance, le père Jean était encore en vie, presque aveugle et plus gâteux que jamais. Un jour Toumani le croisa: « tu sais, nous sommes collègues », lui dit-il « moi aussi j’ai été curé ».
Le vieillard promena longuement un regard vide sur la savane qui s’étendait à perte de vue avant de répondre d’une voix chevrotante: « Y a bon, Banania. »
1 Il s’agit de francs CFA (NDA)
2 Expression africaine pour désigner une prostituée (NDA)
3 Toujours en francs CFA (NDA)