le justicier


La journée avait été bonne et Victor était euphorique : 30 000 euros pour refaire la toiture du petit vieux, cela lui laissait une marge de 28 500 euros après avoir payé les romanichels chargés des travaux.

Tout était dans la mise en scène.
Il se présentait comme un fonctionnaire de la préfecture : « M. Baffroy, je suis chargé de vérifier la conformité des toits des maisons de la commune. Rassurez-vous, ce diagnostic est entièrement gratuit. »

Dix minutes plus tard, il revenait l’air grave.
« M. Baffroy, j’ai une bonne et une mauvaise nouvelle. La mauvaise, c’est que votre toiture est entièrement pourrie ainsi que la charpente. Je vais être obligé de faire un rapport et la préfecture va vous mettre en demeure de faire les travaux de réparation obligatoires. Il vous en coûtera au moins 60 000 euros.
La bonne nouvelle, c’est que je connais un petit entrepreneur très sérieux qui pourra réaliser ces travaux à moitié prix. Je n’ai pas le droit de vous en parler mais vous m’êtes sympathique. »

Comme il s’y attendait, M. Baffroy poussa les hauts cris : « 30 000 euros ! Mais où voulez-vous que je les trouve ? »
Victor devait déployer toute son éloquence : « si M. Baffroy ne se mettait pas en conformité dans les plus brefs délais, il serait condamné à une forte amende et sa maison serait mise en vente aux enchères pour un prix dérisoire. Il se retrouverait à la rue.
Mais il ne doutait pas que M. Baffroy n’ait un peu d’argent de côté. Un livret de caisse d’épargne ? Quelques actions qui dorment à la banque ? »
Et M. Baffroy avait fini par céder, après avoir signé un bon de commande au nom de l’une sociétés fantômes de Victor.

Armand Rabel était un petit vieillard insignifiant qui n’avait d’autre but dans la vie que de jouer les justiciers. Procédurier dans l’âme, il ne cessait d’intenter des procès sous les prétextes les plus futiles dès qu’il estimait que quelqu’un ne respectait pas la loi.

Lorsqu’il reçut le coup de fil de Victor qui lui disait «  Bonjour monsieur, je suis chargé par la préfecture de contrôler la sécurité des toitures de la commune. », il frétilla de joie, car il avait immédiatement flairé l’arnaque et il se promettait de la faire payer cher à son auteur.
Il lui répondit d’une voix chevrotante pour lui fixer un rendez-vous.

Lorsque Victor sonna à sa porte, il dut attendre un long moment avant qu’on vînt lui ouvrir.
Armand était hirsute, en pyjama et il se déplaçait à petit pas lents en faisant glisser ses charentaises sur le carrelage.
Son regard totalement vide et sa langue qui dépassait de sa bouche de façon obscène lui conférait un air totalement idiot.
D’un geste vague, il invita Victor à s’asseoir dans la cuisine.
La pièce était d’une malpropreté repoussante et la vaisselle sale s’amoncelait dans l’évier.
Mais pour Victor tout cela était de bon augure.

Il vint droit à l’essentiel : Armand avait-il de la famille proche ?
Inutile de perdre son temps s’il avait quelque fils pinailleur qui le poursuivrait pour abus de faiblesse.
Heureusement Armand était veuf depuis 15 ans et il n’avait pas d’enfant. Sa seule famille était une lointaine cousine avec laquelle il était fâché et qu’il ne voyait plus depuis vingt ans.
Les choses sérieuses pouvaient donc commencer.
Victor expliqua longuement le but de sa visite, mais son interlocuteur, les yeux toujours dans le vide, semblait ne pas l’entendre.

Il décida donc de se passer de sa permission pour aller visiter les combles.

- Monsieur Rabel, j’ai une bonne et une mauvaise nouvelle…
Il s’interrompit, car s’il espérait bien soutirer le maximum du vieux gâteux, il devait également éviter de lui faire signer un chèque sur un compte insuffisamment approvisionné.

La politesse n’était plus de mise :
- Il a combien sur son compte, Papy ?

Papy restait muet.
Mais par une miraculeuse coïncidence, un relevé de compte était en évidence sur la table. Il laissait apparaître un solde créditeur de 63 652,74 euros.
C’était en réalité une photocopie qu’ Armand avait falsifiée et avait laissé traîner à dessein

Victor jugea inutile de s’engager dans une discussion stérile avec cet homme dont rien ne semblait pouvoir entamer la stupidité minérale.
- Ça lui coûtera 60 000 euros.

Pas de réponse. Il commençait à s’énerver :
- Il va signer oui ou merde !

Il lui glissa un stylo dans la main, lui présenta le contrat
- Tu signes, sinon je vais me fâcher.

Docilement, Armand apposa un paraphe.
- Et maintenant le chèque.

Le carnet de chèques lui aussi traînait miraculeusement sur la table.

Victor sortit rapidement. Sa joie était un peu ternie par le regret de s’être laissé emporter. Dans son métier, la maîtrise de soi est une absolue nécessité.

Au même moment, Armand avait retrouvé toute sa lucidité. Il téléphona aussitôt à sa banque pour faire opposition à un chèque dérobé, puis il se rendit au commissariat de police pour signaler le vol : il avait eu l’imprudence de faire entrer chez lui un individu suspect qui lui avait proposé un contrat extravagant. Bien sûr, il l’avait éconduit mais il avait constaté par la suite qu’il manquait un chèque à son carnet.

Le lendemain, Victor entrait dans la banque pour encaisser son chèque. Un employé fort aimable lui expliqua qu’au-delà d’un certain montant des vérifications de routine étaient nécessaires ; s’il voulait bien patienter quelques instants dans le hall.

Dix minutes plus tard un inspecteur de police se présentait, escorté de deux agents. Il lui demanda de bien vouloir le suivre au commissariat.
Depuis le temps qu’il travaillait dans l’illégalité, Victor avait l’habitude de ces arrestations. Il se demandait seulement ce que cette fois on avait à lui reprocher.

Lorsqu’on lui annonça qu’il était accusé d’escroquerie à l’aide d’un chèque volé, il poussa les hauts cris : ce chèque correspondait à un contrat signé en bonne et due forme. Il l’avait justement dans sa sacoche et la signature était identique à celle du chèque.
Il ne faisait que s’enfoncer : les deux signatures étaient en effet similaires mais totalement différentes de celle de M. Rabel.

D‘ailleurs celui-ci venait d’arriver et on pouvait organiser une confrontation.
- « Oui, c’est bien lui, je le reconnais » dit calmement Armand Rabel.

Victor qui pourtant s’y connaissait en matière de mensonges resta estomaqué devant un tel culot et resta sans voix.

Il demanda alors à voir son avocat, maître Victor Belman.

Celui-ci qui le défendait depuis bientôt quinze ans et connaissait par cœur la longue liste de ses escroqueries était devenu un ami.
Lorsqu’ils furent seuls Victor lui expliqua l’affaire par le menu, sans chercher à dissimuler quoi que soit.

Mais l’avocat ne crut pas un instant cette histoire extravagante :
- « Raconte ça à un cheval de bois, il te pissera dans la main ! Pourquoi ne me dis-tu pas la vérité, ce serait beaucoup plus simple. »

Victor sentit sa raison vaciller : il avait menti toute sa vie et maintenant qu’il disait la vérité, de plus à son meilleur ami, on ne le croyait pas.
Toute sa vie il avait escroqué ses semblables et voilà qu’on l’accusait du seul délit qu’il n’avait pas commis : ce chèque, il ne l’avait pas volé.

Pour rien au monde Armand n’aurait raté le procès.

Victor restait prostré au fond de son box. Le verdict était écrit d’avance.
Son passé ne plaidait pas en sa faveur : 17 condamnations pour vol, escroquerie, chantage, abus de bien sociaux, abus de faiblesse, etc.
Les faits étaient avérés et incontestables : il avait essayé d’encaisser un chèque falsifié dont il ne pouvait justifier la provenance.
Son avocat avait bien essayé de plaider la thèse d’un mystérieux comparse qui se serait introduit chez M. Rabel, aurait subtilisé le chèque avant de le remettre à son client. Mais il manquait singulièrement de conviction et personne ne le crut.

Le verdict fut en effet sévère : cinq ans de prison, soit le maximum de la peine, dont deux avec sursis.
A l’énoncé de la sentence, Victor regarda fixement Armand et, le tranchant de la main sur la gorge, fit un geste sans équivoque sur ses intentions à la sortie de prison.

Il en fallait plus pour faire peur à Armand et cela ne fit au contraire que le stimuler.

Il commença par soudoyer un gardien de la prison afin de savoir quand Victor serait libéré.

Lorsque celui-ci sortit de prison, Armand prit ses dispositions. Il dormait le jour et veillait la nuit car c’était certainement la nuit que Victor chercherait à se venger.

En effet quelques jours après, à deux heures du matin, l’alarme discrète qu’ Armand avait fait installer sonna dans sa chambre.
Il sortit calmement et dans la pénombre il vit un homme se faufiler dans le jardin, transportant deux bidons. Il les déposa contre la maison avant d’aller en chercher quatre autres. Puis il les vida contre les murs.

Armand ouvrit alors la porte du chenil d’où les deux dobermans jaillirent en aboyant férocement et il déclencha l’alarme extérieure à l’aide d’une télécommande.
En même temps il braqua une puissante torche électrique sur l’individu.

Armand le mit en garde : « Au moindre geste je leur donne l’ordre d’attaquer et ils sont dressés pour tuer. »

L’avertissement était superflu car Victor, aveuglé par la lumière de la lampe, assourdi par le hurlement de la sirène, terrorisé par les molosses qui ouvraient des gueules effrayantes, n’avait pas l’intention de faire le moindre geste.

Puis Armand téléphona à la police : un individu s’était introduit chez lui et s’apprêtait à mettre le feu à sa maison.

Plus tard devant les policiers Victor essaya de minimiser son geste : il voulait simplement faire peur à Armand mais il n’avait pas l’intention de mettre le feu à la maison.
Mais alors comment expliquait-il la présence dans sa poche d’une boîte d’allumettes alors que de son propre aveu il ne fumait pas ? Boîte d’allumettes qui d’ailleurs était neuve car le frottoir était intact.
D’après lui, elle trainait dans sa poche depuis des années.
Oui, mais le buraliste qui était a côté de chez l’avait formellement reconnu et il avait acheté une boîte d’allumettes le matin même.

Voyant que son système défense ne tenait pas, il changea de version : il pensait que M.Rabel n’était pas chez lui. Il serait poursuivi pour tentative de destruction de domicile, mais au moins il échapperait à l’accusation de tentative d’assassinat.
C’était encore une mauvaise idée : la voiture de M.Rabel était bien visible, garée dans la cour devant sa maison. Comment imaginer qu’il n’était pas chez lui cette nuit-là ?

Cette fois le procès se tenait devant la cour d’assises. Le chef d’accusation : tentative d’assassinat, et la peine encourue était la même que pour un assassinat réellement commis.

L’affaire était bien mal engagée pour Victor : la lecture interminable de son casier judiciaire fit la plus mauvaise impression.
A l’inverse les témoins de moralité ne tarissaient pas d’éloges au sujet de M.Rabel : fonctionnaire modeste mais assidu et travailleur, il n’avait pas manqué une seule journée de travail en quinze ans. Pour les voisins, c’était un homme timide et effacé mais toujours poli et serviable.
Sa déposition, tout en retenue, impressionna favorablement les jurés.

Grâce aux trésors d’éloquence déployés par son avocat le verdict fut plutôt clément pour Victor : 9 ans de réclusion.
Six ans plus tard, il était libéré pour bonne conduite.

En sortant de prison, c’ était un homme moralement et physiquement brisé.
Il avait bien essayé de reprendre ses anciennes activités, mais celles-ci demandaient une petite mise de fonds qu’il n’avait pas. Il lui fallait en outre quelques complices, mais ses anciens comparses, peu soucieux d’être mêlés à ses affaires, lui tournaient le dos.

Il était incapable d’avoir un métier honnête et licite. D’ailleurs l’idée ne lui en était même pas venue.
Sans famille, sans travail, sans argent, il avait tout naturellement atterri sur le trottoir avec les autres vagabonds.
Les maigres secours qu’il recevait étaient immédiatement investis en gros rouge car il s’était mis à boire.

Armand Rabel, malgré son âge déjà avancé, était resté un alerte vieillard.
Un jour, en se rendant au supermarché, il passa devant un clochard allongé sur le trottoir. Il s’apprêtait à passer son chemin lorsqu’un déclic se fit dans sa mémoire.
Il se retourna : pas de doute, c’était bien Victor, mais il était méconnaissable. L’homme à l’élégance voyante de jadis était vêtu de haillons et portait une barbe sale et hirsute.
Victor ouvrit un œil vitreux mais ne reconnut pas Armand Rabel.

Armand, lui, était submergé d’indignation : quoi ! ce sadique qui avait essayé de le faire périr dans les plus abominables souffrances était déjà dehors !
Il était bien décidé à achever ce que la justice des hommes n’avait pas su accomplir.
Les notions de compassion, de pitié et de pardon lui étaient totalement étrangères.

La vue des deux litres de vin vides lui suggéra une idée.
Cinq minutes plus tard, il revenait du supermarché avec un cubitainer de cinq litres de « Gastounet » qu’il offrit au misérable. L’étiquette indiquait « vin de pays » sans préciser lequel.
La mort par cirrhose lui semblait un procédé efficace, original et pour tout dire assez plaisant.

Il revint ainsi chaque jour avec un « cubi » de cinq litres auquel il ajoutait une bouteille de l’alcool le plus fort et le moins cher qu’il avait pu trouver.
Victor l’accueillait avec des trémolos dans la voix : « mon sauveur ! » disait-il en baisant la main d’ Armand tandis que de grosses larmes allaient se perdre dans les broussailles de sa barbe inculte.

Armand ne se lassait pas de lui demander comment il en était arrivé là.
- « Bien triste, mon pauv’ monsieur »

Il racontait qu’il avait été ruiné, victime d’un escroc. Poursuivi par les huissiers, sa petite entreprise jusqu’alors florissante avait été mise en liquidation.

Dans son cerveau attaqué par l’alcool, ses souvenirs s’effilochaient, devenaient de plus en plus flous avant de disparaitre complétement. Ils étaient peu à peu remplacés par de nouvelles réminiscences inventées de toutes pièces mais qui pour lui avaient la même acuité et la même réalité que celles d’antan. Il s’inventait une nouvelle vie, moralement édifiante.

Alors qu’il était resté célibataire toute sa vie, il revivait avec la plus grande précision son mariage avec Carole. Il pouvait donner les noms de tous les invités, il pouvait réciter le discours du maire. Il se souvenait parfaitement de la petite entreprise qu’il dirigeait, les noms de tous ses employés. Il revoyait leurs visages.
Jour après jour de nouveaux détails lui apparaissaient : les vacances aux Sables-d’Olonne avec ses parents, la mort tragique de son beau-frère, etc.

C’est ce que les psychologues appellent les « faux souvenirs induits », mais d’ordinaire il faut l’intervention d’une tierce personne pour les provoquer.

Il avait gelé très fort ces derniers jours.
Armand appela Victor qui, à son habitude, était avachi sur le trottoir, mais il n’obtint aucune réponse. Il lui enfonça assez rudement sa canne dans les côtes sans plus de réactions : Victor était mort de froid pendant la nuit.

Armand continua son chemin, l’esprit empli de cette douce sérénité propre aux honnêtes citoyens lorsqu’ils ont le sentiment d’avoir accompli leur devoir.