le dragon


Depuis quelque temps le gibier avait presque complètement disparu et Jojo en était très intrigué: parfois il trouvait quelques ossements soigneusement nettoyés. Un jour il eut l’explication : il aperçut pendant une fraction de seconde un énorme reptile qui se faufilait entre les buissons avant de disparaître dans un terrier.

Il revint plusieurs fois en prenant soin de se cacher afin de mieux observer l’animal.  C’était une sorte de lézard géant d’environ 2,5 mètres de long, le corps recouvert d’épaisses écailles osseuses. Sa tête était entourée d’une collerette garnie de longues pointes tandis que deux cornes se dressaient sur sa tête. Ses petits yeux jaunes cruels ajoutaient encore à l’aspect effrayant de la bête.


Jojo décida qu’il fallait se débarrasser de cette créature qui détruisait toute vie autour d’elle.
Mais à gibier exceptionnel, chasseur  exceptionnel. Jojo qui avait toujours eu le goût du risque et des défis parfois insensés décida qu’il affronterait l’animal en combat singulier, simplement armé d’une lance et d’une épée, avec comme seule protection une vieille armure qu’il avait achetée dans une brocante.

Lorsqu’il arriva sur place la bête était à l’entrée de son terrier et elle s’y précipita dès qu’elle l’aperçut. Avec sa lance Jojo fourragea dans le gîte et le reptile ne tarda pas à sortir en poussant d’affreux sifflements de colère. Saisissant à deux mains sa lourde épée Jojo en asséna un coup formidable sur le cou du monstre, mais l’arme rebondit sans avoir entamé l’épaisse cuirasse d’écailles.
L’animal réagit immédiatement en lançant un coup de patte en direction de son adversaire. Ses redoutables griffes de trente centimètres de long l’eussent décapité si notre héros n’avait baissé la tête à temps. A son tour Jojo essaya d’enfoncer sa lance dans la gueule monstre puis de l’éborgner, mais celui-ci avait des réflexes étonnamment rapides et il esquivait tous les coups. Puis il se dressa sur ses pattes de derrière et se laissa tomber sur Jojo de toute sa masse.
Quand il reprit connaissance, Jojo fut tout surpris d’être encore en vie. A côté de lui gisait la bête qui s’était empalée sur sa lance qu’il avait machinalement tenue verticalement. De la blessure coulait un liquide verdâtre et nauséabond.

Au moment où il se relevait, il fut agrippé par deux gardes forestiers qui le conduisirent au poste.
Là, on lui annonça qu’il était poursuivi pour braconnage, de plus avec des engins prohibés, et massacre d’un animal d’une espèce protégée.
L’affaire était claire, l’instruction fut rapidement bouclée et Jojo fut renvoyé devant un tribunal.

En entrant dans la salle d’audience il fut accueilli par des huées, des cris et des sifflements. « j’ai l’impression d’avoir le public contre moi » pensa-t-il en souriant amèrement.
Le président du tribunal était un homme entre deux âges vêtu d’une sorte de djellaba, les pieds nus dans des sandalettes et qui arborait une barbe hirsute. « encore un écolo des broussailles, je vais en prendre plein la gueule. » se dit encore Jojo.

Le réquisitoire du ministère public fut implacable : « voila, mesdames et messieurs, un braconnier de la pire espèce. Par appât du gain, il s’est acoquiné avec des trafiquants internationaux qui revendent à prix d’or des dépouilles d’animaux rares qui iront alimenter la pharmacopée de charlatans extrême-orientaux. »
Pour sa défense, le prévenu affirma que l’animal qu’il sauvagement massacré était un redoutable prédateur qui avait tué tout le gibier environnant, à des kilomètres à la ronde.
« Quelle absurdité ! répondit le procureur. Chacun sait que ces charmants reptiles sont au contraire des animaux doux et paisibles qui se nourrissent de baies et de racines. S’il leur arrive de manger de la viande, il s’agit toujours de restes d’animaux morts abandonnés par d’autres carnivores. Loin d’être des nuisibles comme ose le prétendre l’accusé, ils participent au contraire à cet harmonieux équilibre de la biodiversité que nous défendons tous.
Mais plus grave encore ce pauvre animal était sans doute un des derniers représentants de son espèce ; C’est donc à un véritable spécicide, je veux dire à la destruction d’une espèce, que nous avons affaire.
Des circonstances atténuantes pour ce sinistre personnage ? Je n’en vois guère !
C’est pourquoi je demande la peine maximum, soit 15 ans de prison ferme. »
Les jurés suivirent le réquisitoire du ministère public et condamnèrent Jojo à 15 ans de prison ferme.

« O tempora, o mores » pensa Jojo. « Il y a quelques centaines d’années, j’aurais été acclamé comme un héros et tous les peintres auraient voulu  représenter mon exploit.
Aujourd’hui c’est Saint Pierre » (car vous l’aviez peut-être deviné, c’était Saint Pierre qui présidait le tribunal ) « qui me condamne, moi Saint Georges pour avoir terrassé le dragon qui ravageait le jardin d’Éden.»