la pipe du professeur


CHAPITRE 1

« Tu sais comment que j’lai pris mon brochet ? Tu d’vineras jamais ! » demanda le Rouquin.
Coucouille ne répondit pas car il dormait ainsi qu’il avait coutume de le faire après sa cinquième bière du matin.
Le Rouquin insista en le poussant du coude : « Tu sais pas comment que j’lai pris mon brochet ? Tu peux pas d’viner !»
Réveillé en sursaut, Coucouille poussa un grognement qui signifiait « m’en fous !» avant de se replonger dans sa sieste.
Vexé, le Rouquin parcourut du regard la salle du bistro, pour voir s’il trouvait un interlocuteur susceptible d’être intéressé par ses exploits halieutiques.
Malheureusement la salle était vide à l’exception d’un petit crevard bien habillé, genre parigot, qui sirotait un café avec des mines de tarlouse.
Partagé entre l’envie incoercible de raconter la capture héroïque de son brochet et son aversion pour les parigots, les buveurs de café et les tarlouses, ce fut le premier sentiment qui l’emporta.
«  Vous savez comment que j’lai pris mon brochet, m’sieur ? »
Le petit crevard lui répondit fort poliment qu’il n’en n’avait pas la moindre idée mais qu’il brûlait du désir de le savoir.
Le Rouquin lui dit d’un air triomphant: « à l’asticot, m’sieur, à l’asticot ! Faut vous dire que j’pêchais l’gardon! »
Puis il marqua une pause pour laisser au parigot le temps d’assimiler l’incroyable histoire.
Mais ce n’était pas tout : « et vous savez sur du combien qu’ j’étais monté ? M’sieur »
Le parigot qui n’avait jamais pêché de sa vie ne comprenait même pas la question.
«  Dites un peu pour voir, m’sieur »
Il en rigolait d’avance, le Rouquin, car il prévoyait la suite : « P’têt du 30/100, à la rigueur du 28/100 » qu’il lui dirait le parigot. « Non m’sieur, du 16/100 ! » qu’il lui répondrait. Sur le cul qu’il en serait le petit con ! Il changeait peut-être de caleçon toutes les semaines mais question pêche au brochet c’était un gros nul.
Le petit con ne répondait toujours pas.
«  Non, mais dites un peu pour voir, dites un chiffre. » Le Rouquin insistait lourdement.
Ayant compris qu’on lui demandait de donner un nombre, le parigot répondit au hasard: « 7 ? »
Le Rouquin était ivre de rage : manifestement, on se foutait de sa gueule.
« Il pêche le brochet avec du 7, le monsieur ! Faudra qu’y me montre comment on pêche le brochet avec du 7, le monsieur ! »
Sentant que la conversation tournait à l’aigre, le parigot régla sa consommation et partit rapidement, « comme un péteux » pensa le Rouquin qui essaya de noyer sa colère dans le reste de sa bière. Il ruminait : « le brochet avec du 7 ! C’est bien une idée de pédé ! »

CHAPITRE 2

Le Rouquin avait été employé à la SNCF, lorsqu’un jour, il fut heurté par un engin de chantier. Hurlant de douleur, il fut conduit d’urgence à l’hôpital. A part un léger tassement des lombaires qui semblait assez ancien, les radios ne décelèrent aucun autre traumatisme. Il était donc difficile de déclarer le fait comme accident du travail.
D’un autre côté le Rouquin ne cessait de geindre sur son lit en déclarant qu’il lui était impossible de se lever et que de toute façon, même s’il le souhaitait de tout son cœur, il ne pourrait jamais reprendre son travail.
La direction, comme à chaque fois qu’il faut prendre une décision, ne savait quel parti prendre.
Ce fut la CGT qui dénoua la situation. Dans un tract incendiaire intitulé : « Combien faudra-t-il de morts ? » elle y dénonçait l’attitude inhumaine d’une direction aux ordres du grand capital qui, pour préserver des dividendes indécents, sacrifiait les règles de la sécurité la plus élémentaire au mépris de la législation. Elle citait le cas d’un modeste employé, paralysé à vie, qui n’avait pas les moyens de se payer un avocat et que la direction s’apprêtait à licencier sans compensation. Un rassemblement de soutien était d’ailleurs prévu le samedi suivant.
Les patrons locaux de la SNCF accueillirent le tract avec soulagement.
Entre une petite indemnisation au Rouquin, quel que fût son état de santé, et une gréve qui s’annonçait dure et longue, il n’y avait plus à hésiter.
La négociation fut rapide. Le Rouquin acceptait une allocation très raisonnable pour le préjudice subi ainsi qu’une modeste rente à vie. Mais surtout, ce qui l’avait décidé c’est qu’il pourrait habiter gratuitement toute sa vie dans une petite maison de garde-barrière désaffectée depuis longtemps, le long du canal. Or la pêche était sa grande passion.

Lorsqu’il ouvrit la porte de sa minuscule maison, pourtant dans un état de délabrement avancé, le Rouquin crut ouvrir les portes du paradis.
L’air vivifiant de la campagne environnante eut un effet bénéfique sur son état de santé, car huit jours plus tard ses douleurs avaient complètement disparu et il galopait comme un lapin pendant des heures.
Le chemin de halage le long du canal sur deux kilomètres de part et d’autre de sa maison était devenu son domaine privé et il s’en considérait comme le propriétaire et le responsable. Il y accueillait les pêcheurs du dimanche avec la politesse un peu affectée du marquis qui fait visiter ses terres à des manants.
Néanmoins il n’hésitait pas à prodiguer ses conseils aux débutants. Avec une patience d’ange il leur montrait comment démêler un fil inextricablement entortillé, une « perruque » en langage technique.
Il leur apprenait à enfiler un asticot sans le tuer, l’hameçon entre cuir et chair ; à bien lancer les boulettes d’amorce toujours au même endroit pour éviter que les poissons ne se dispersassent.
« Vot’ligne elle est pas assez plombée. Le bouchon y faut qu’y soye au ras de d’leau » expliquait-il.

Un jour il avait avait décidé de prendre femme. A dire vrai, il n’avait pas vraiment décidé, mais un soir de beuverie, c’est-à-dire un soir, une clocharde s’était accrochée à lui et il l’avait ramenée chez lui.
Mais il avait vite déchanté : non seulement elle était d’un tempérament acariâtre, se plaignant sans arrêt, mais de plus elle ne manifestait aucun intérêt pour la pêche. Après une semaine de cours intensifs avec le Rouquin, elle confondait encore un gardon et un chevesne.
Il avait fini par l’échanger contre un chien beaucoup plus docile et affectueux.

Le Rouquin faisait partie de ces âmes simples en naïves que jamais ne viennent torturer d’angoissantes questions métaphysiques.
Lorsqu’il lui arrivait d’évoquer l’au-delà, ce qui était fort rare, il ne l’imaginait guère différent de son environnement d’ici-bas. Tout au plus les brochets y étaient-ils peut-être un peu plus gros et les gardons un peu plus abondants.
Bref, il ne pouvait pas exister, selon lui, d’endroit plus idyllique que cette petite portion de canal.

CHAPITRE 3

Coucouille lui, n’avait pas eu beaucoup de chance dans la vie.
Le médecin qui l’avait accouché n’y était pas allé avec le dos du forceps. Il lui avait littéralement écrabouillé la figure.
Son nez, replié à 90 degrés, était resté collé contre sa joue gauche. Ses deux yeux, dont l’un était constamment mi-clos, étaient à des hauteurs nettement différentes. La moitié droite de ses lèvres avait migré du côté gauche, de sorte qu’il n’avait plus qu’une moitié de bouche.
Enfin si son nez était collé contre sa joue, ses oreilles immenses étaient, elles, franchement décollées.
De face on aurait dit un portrait de Picasso.
De profil aussi.
Son cerveau avait subi des déformations analogues et son quotient intellectuel n’avait jamais dépassé celui d’un enfant de cinq ans.

Il était alcoolique depuis l’âge de six mois avant sa naissance. En effet sa mère était une ivrognesse invétérée et le liquide amniotique dans lequel baignait le fœtus titrait 12 degrés d’alcool.
Comme le Gévéor.
Lorsque l’inspectrice de la DASS s’aperçut que sa mère coupait son biberon avec de la gnôle (« ça tue le ver » disait-elle), elle lui retira la garde du nourrisson qui passa son enfance dans une famille d’accueil. Le terme d’accueil étant d’ailleurs mal choisi car il sous-entend une idée de bienveillance et de générosité totalement étrangère à la famille Vicourt chez laquelle il avait été placé.
Coucouille étant incapable de comprendre les ordres qu’on lui donnait, M. Vicourt ne s’exprimait qu’à coups de ceinturon, méthode un peu rude mais qui s’avéra remarquablement efficace.

Il mangeait bien trop salement pour qu’on pût l’accepter à table, et puis de toute façon il ne faisait pas partie de la famille. A quatre pattes dans la cuisine, il partageait la pâtée de César, un malinois de belle taille. Au début, celui-ci refusa de céder la moindre part de sa nourriture et il essaya d’éloigner Coucouille en grognant d’un ton rauque et en montrant les dents d’un air menaçant, mais celui-ci, nullement impressionné, lui mordit si cruellement l’oreille que le chien vint rapidement à résipiscence et accepta de bonne grâce de lui abandonner une part de sa pitance.
Par la suite ils devinrent les meilleurs amis du monde et jouaient ensemble pendant des heures.

Á onze ans, après avoir quintuplé la classe de CP, il ne savait toujours pas lire et on décida qu’il était raisonnable d’arrêter sa scolarité.
En revanche, dès son plus jeune âge il avait montré un véritable talent de sourcier pour dénicher les réserves de vin et d’alcool.

Lorsqu’il eut quinze ans, une tante qui était fâchée avec sa mère depuis plus de vingt ans apprit son existence, et elle proposa de l’héberger.
Elle était célibataire, sans enfant et son chien venait de mourir. Coucouille venait donc à point nommé pour combler sa solitude.
Il trouva chez elle une tendresse à laquelle il n’était pas habitué.

Mais son deuxième foyer était le « bar des sports ». Il y passait toutes ses journées à regarder la télévision. Parfois, sans que l’on sache pourquoi, il applaudissait en poussant des cris de joie pendant le bulletin météo.

CHAPITRE 4

« Salut les hommes et tant pis si j’ me trompe ! »
Tous les jours Blairot signalait son arrivée au bistro par la même expression spirituelle et originale qu’il ponctuait d’un rire sonore.
Puis, sans grande conviction, il attaqua le Rouquin et Coucouille : « vous auriez pas besoin de passe-montagnes par hasard ? J’en ai un lot de 100 à un prix défiant toute concurrence ».
Les deux amis hochèrent négativement la tête, mais il insista : « première qualité : pure laine vierge. » ; « et puis ça couvre presque entièrement le visage » ajouta-t-il en regardant fixement Coucouille, sans plus de succès.

C’était l’heure du 421. Dédé, le patron apporta la piste, le cornet et les dés.
Coucouille n’avait jamais compris la règle du jeu et il pensait qu’il fallait simplement jeter les dés ce qu’il faisait avec enthousiasme. La plupart du temps on lui faisait croire qu’il avait gagné. « t’as vraiment le cul bordé de nouilles » lui disait le Rouquin, tandis que Blairot corrigeait : « dis plutôt qu’il est diablement fort, le bougre. » Aux anges, Coucouille gloussait de plaisir comme un enfançon qu’on chatouille.

Blairot, il était arrivé un beau jour dans le village au volant d’une vieille fourgonnette 2CV. Personne ne le connaissait et nul ne savait d’où il venait.
Immédiatement il avait interrogé les commerçants du village : il se prétendait ferrailleur et il cherchait une maison calme, isolée, pour tout dire à l’abri des regards indiscrets, disposant de vastes dépendances où il pût stocker son matériel.
Il avait finalement trouvé la maison de ses rêves, à un kilomètre après la sortie du village, dans un chemin de terre cahoteux. Il n’y avait pas un voisin à 500 mètres à la ronde et elle était flanquée de plusieurs vastes hangars. Elle n’était pas bien grande et assez mal entretenue, mais ça, il s’en moquait.
Malheureusement, le propriétaire, un vieux paysan buté refusait de la lui louer : « J’te connais pas, mon gars, t’es pas d’ici ». Il avait beau argumenter, rien n’y faisait : « t’es pas d’ici, mon gars » répétait le vieillard. A la fin, Blairot sortit une grosse liasse de billets représentant plusieurs années de loyer et la posa sur la table sans rien dire. L’appât du gain l’emportant sur la méfiance, le vieux avait fini par céder.
La première chose que fit Blairot fut de barrer le chemin de terre menant à sa maison avec une lourde chaîne munie d’un énorme cadenas. Il n’aimait pas trop que des curieux, pour ne pas dire des fouille-merde, vinssent mettre le nez dans ses affaires. Il pensait en particulier aux gendarmes dont la principale occupation était d’empêcher les honnêtes gens de travailler.
Il faisait négoce de tous les produits possibles et imaginables. On pouvait lui demander un lot de 20 démonte-pneus, le lendemain il les avait trouvés, et toujours à des prix imbattables. Bien sûr il ne fallait pas être trop regardant sur la provenance de la marchandise.
Un jour un client lui ayant demandé une facture, son visage s’était aussitôt figé et, sans mot dire, il avait fixé son interlocuteur droit dans les yeux avec un regard de tueur. Celui-ci était parti sans demander son reste.
Parfois il partait sans prévenir personne puis revenait deux ou trois jours après. Le bas de caisse de sa camionnette qui rasait le sol indiquait qu’elle était lourdement chargée.
Ses seuls amis connus étaient le Rouquin avec qui il partageait la même passion de la pêche et Coucouille qu’il retrouvait régulièrement au « café des sports ».

CHAPITRE 5

Un jour le Rouquin lui dit : « Tiens, y a des mecs qui te cherchent. »
Blairot dressa l’oreille ; « quel genre ? »
« 4 mecs en treillis, baraqués, avec des sales gueules. Y z-étaient dans un gros 4x4 noir »
Blairot resta songeur un moment.
Deux jours plus tard on trouva à quelques centaines de mètres de chez Blairot les restes d’un 4x4 entièrement calciné, mais les occupants restaient introuvables.
Bien sûr le ferrailleur figurait en tête des suspects puisque c’est lui que l’on cherchait.
Interrogé par un inspecteur de police, il répondit qu’ il n’avait aucune idée de l’identité des disparus.
« Pourtant, c’est vous qu’ils voulaient voir. Comment expliquez-vous cela ? » lui demanda le policier.
« C’est bien simple, m’sieur l’commissaire. Y cherchaient des pièces détachées pour leur bagnole. Quelqu’un leur a donné mon adresse. Ça m’arrive tous les jours. »
Mais son casier judiciaire n’était pas blanc comme neige : deux condamnations dont la dernière pour braquage de banque.
« Une erreur de jeunesse, m’sieur l’commissaire, mais j’l’ai bien regretté et je l’regrettrai toute ma vie.» Blairot pleurnichait.
Mais le plus surprenant c’était le nombre incroyable de non-lieux.
« Vous ne trouvez pas ça bizarre : 16 non-lieux en 20 ans ? »
« Bien sûr dès qu’y a du grabuge quèqu’part, les flics, j’ veux dire les policiers, y m’collent ça sur le râble. Ah, il a bon dos, Blairot ! Mais à la fin y sont bien obligés de reconnaître que j’y suis pour reurien. Vous pouvez chercher : pas une condamnation en 20 ans, même pas un PV pour excès de vitesse. »
« Vous prétendez gagner très peu, et pourtant on a trouvé chez vous un million et demi d’euros en billets de banque. »
« Les économies de toute une vie, m’sieur l’commissaire. C’est vrai, j’ gagne pas beaucoup mais je dépense encore moins. J’ travaille douze heures par jour, sept jours sur sept, jamais un jour de vacances. J’ vis seul, j’ sors jamais et j’ fais attention à tout. Vous appelez ça une vie, m’sieur l’commissaire ? » Blairot se remit à pleurnicher. D’un revers de manche il écrasa une larme imaginaire.
« Blairot, cessez vos simagrées ! » L’inspecteur commençait à s’énerver et Blairot se calma immédiatement.
« Et pourquoi ne mettez-vous pas vos économies à la banque ? »
« Oh, les banques … j’leur fais pas trop confiance. » Blairot parlait en connaisseur.
« Connaissez-vous cet homme ? ». Le policier lui montrait une photo de Dédé le grenoblois qui venait de sortir de prison après avoir purgé une lourde peine. Il avait été arrêté à la suite d’une dénonciation anonyme dont on avait tout lieu de penser que Blairot en était l’auteur.
Il examina longuement le portrait, faisant mine de fouiller dans ses souvenirs : « non, jamais vu. »
La défense de Blairot ne présentait aucune faille. Dure et lisse comme du marbre.
Vingt fois le policier lui posait la même question dans l’espoir de le voir se contredire, mais vingt fois Blairot donnait la même réponse, mot pour mot. Comme s’il disait la vérité.
Une centaine de gendarmes avaient ratissé les environs mètre par mètre sans trouver la moindre trace des disparus.
« A mon avis, m’sieur l’commissaire, les mecs vous les retrouverez jamais. » Blairot parlait d’un ton calme.
« Et pourquoi donc ? »
« Les gars, c’est des malfrats qui sont venus faire disparaître toute trace de la tire qui leur a servi pour faire un braquage. Après, y sont repartis avec un complice qui les attendait dans une autre bagnole. C’est pas plus compliqué qu’ça. »
L’explication aurait été la plus vraisemblable si les faits ne s’étaient pas produits à côté de chez Blairot. Une telle coïncidence ne pouvait être le fruit du hasard. De plus un témoin avait formellement reconnu Dédé le grenoblois dans la voiture. Et si les disparus recherchaient le ferrailleur, ce n’était certainement pas pour lui acheter des plaquettes de frein comme il le prétendait.
Mais en l’absence du moindre indice, il fallut bien relâcher Blairot au terme de sa garde à vue.

En entrant au « café des sports », il claironna d’une voix triomphale : « Dédé, tournée générale, c’est moi qui régale »


CHAPITRE 6

« Bonjour professeur ! »
Tous les habitués du bistro saluèrent avec respect Gaston Farigoul qui venait d’entrer.
C’était l’instituteur du village que tout le monde admirait pour son grand savoir. On l’appelait respectueusement « professeur »

Il avait l’esprit profondément ancré à gauche et il considérait comme son devoir de ne pas faire sentir aux clients du café l’abîme intellectuel et culturel qui le séparait d’eux.
Il arborait donc une bonhomie et une familiarité de façade. Il tutoyait tout le monde mais appréciait que tout le monde le vouvoyât, marquant ainsi que la populace savait faire la différence.

Il aimait disserter sur tous les sujets, officiellement dans un but d’éducation populaire, en réalité pour le plaisir de se sentir admiré.
Tout le monde buvait ses paroles religieusement, sans y comprendre le moindre mot.
Une seule fois le Rouquin avait osé discuté une affirmation du professeur, lorsque celui-ci avait déclaré que la terre tournait autour du soleil.
«  Le soleil, j’le vois, y tourne et moi je bouge pas, même quand que j’ai un peu bu. »disait-il,
Très didactique, le professeur faisait tourner un verre de pastis autour d’une bouteille de Ricard :
« imagine que tu sois un glaçon dans ce verre... »
Mais le Rouquin était imperméable à toute forme d’expérience de pensée:
« Moi j’suis pas un glaçon, j’sors pas de d’là. »
Plus tard il expliqua à Blairot : « il en tenait une sévère, le professeur ! Y prétendait qu’j’étais un glaçon dans un verre de jaune et que j’tournais autour d’une bouteille de pastaga ! »

Souvent le professeur se contentait de régurgiter ce qu’il avait lu la veille dans une revue de vulgarisation et qu’il avait plus ou moins bien assimilé :
« Tu vois, » disait-il au Rouquin « il y a trois particules élémentaires : les protons, les neutrons et les kryptons. »
« C’est gros comment un "porton" ? » demanda le Rouquin qui posait la question par pure politesse car il s'en fichait royalement.
« Moins d’un millimètre » répondit péremptoirement le professeur qui n’en avait pas la moindre idée mais qui ne risquait pas d’être contredit.
« Putain ! » répondit le Rouquin avec un sifflement d’admiration dont on ne sait s’il concernait l’extraordinaire petitesse du "porton" ou l’érudition du professeur.

Mais ce qui assurait le prestige du professeur c’était sa pipe. Il ne fumait pas mais avait l’habitude d’illustrer ses discours en en tenant le fourneau entre le pouce et l’index d’un air négligeant et en dessinant d’élégantes arabesques avec le tuyau.
Cela lui donnait, pensait-il, l’allure d’un intellectuel de haut vol : il ressemblait à Jean -Paul Sartre, le strabisme en moins. En tout cas, cela en imposait aux clients du café.

Un jour, par mégarde, il marcha sur sa pipe qu’il avait fait tomber et la cassa en deux. D’abord consterné, il comprit rapidement le profit qu’il pouvait tirer de l’incident.
Lorsqu’il entra au « café des sports », il arborait un sourire satisfait et attendit que tout le monde se taise.
Quand le silence fut complet il déclara haut et fort : « je suis un revenant !».
A son grand désappointement, personne ne releva.
Puis il ajouta en tendant les deux morceaux de l’objet: « en effet je vis encore alors que je viens de casser ma pipe ! ».
Il s’attendait à une explosion de rire générale, mais ce fut le bide complet, car personne n’avait compris.
Le pire ce fut lorsque Blairot lui dit en examinant les restes de la pipe : « bah ! C’est pas grave, un coup de superglue et je vous répare ça en deux coups les gros. »
Il sentit monter en lui un sentiment d’exaspération envers ces rustres.
Ah ! S’il avait été chez Lipp ou au café de Flore, dans un de ces établissements fréquentés par la fine fleur des intellectuels parisiens, nul doute qu’il eût obtenu un franc succès.
La mort dans l’âme, il commença à expliquer laborieusement ce qu’il y avait d’inénarrable dans sa plaisanterie mais bien sûr tout l’effet comique avait disparu.
Tout le monde eut enfin un sourire poli, sauf Coucouille qui ne trouvait pas ça drôle du tout.

Une semaine plus tard, le professeur mourait foudroyé par une crise cardiaque.
En entrant au café des sports, Coucouille demanda au patron avec sa voix nasillarde: « tiens, n’est pas là ne professeur ? »
Celui-ci lui répondit : « hélas, il est mort, le pauvre a cassé sa pipe hier. »

Coucouille éclata de rire.