7h30 - Taratata tata tata, taratata tata tata. Réveillé
en fanfare par la sonnerie de clairon de mon portable. Je consulte aussitôt ma
messagerie : je n’ai que 73 nouveaux mails.
- Deux bonnes
nouvelles :
Mon adresse a été sélectionnée parmi des millions
d’autres et je suis l’heureux gagnant d’un smartphone d’une valeur de 1000
€. Il me suffit de donner mon numéro de carte bleue pour payer la somme
dérisoire d’un euro correspondant aux frais de port.
- Un philanthrope du Burkina Faso en fin de vie m’a
choisi comme légataire universel de son immense fortune à charge pour moi d’en
faire profiter les plus défavorisés. Une aubaine : je n’aurai à payer que les
frais de notaire, soit 350 €.
- On me propose de
m’abonner à un site de rencontres haut de gamme pour zoophiles exigeants.
- Promotions
exceptionnelles sur les clés Allen électriques et autres objets de première
nécessité.
- Des amis m’ont
fait suivre un appel aux dons en faveur des chats abandonnés du Nicaragua.
- Message de la
direction générale : à 14h30 réunion exceptionnelle des cadres supérieurs.
Objet : redéfinition de la stratégie commerciale.
8h10 - petit déjeuner léger : café bio issu du
commerce équitable, biscotte sans gluten avec du beurre de céréales garanti
sans huile de palme.
8h30 - douche rapide afin d’économiser l’eau. J’utilise du savon
au cupuaçu bio, antioxydant, et encore plus nutritif pour l’épiderme que le
beurre de karité.
9h - départ en trottinette électrique pour le bureau. Il
n’est qu’à 300 mètres de chez moi mais ce sont quand même plusieurs kilos de
CO2 en moins chaque année par rapport à la voiture.
Copieusement engueulé un automobiliste qui ne voulait pas me
laisser passer sous prétexte qu’il avait la priorité ! Je lui fait vertement
remarquer que la première des priorités c’est de sauver la Planète.
10h - tour des réseaux sociaux auxquels je suis abonné: Facebook,
Twitter, Instagram, LinkedIn, Pinterest, Snapchat, WhatsApp. J’apprends que la chatte de ma belle-sœur vient
d’avoir des petits. Ils sont trop mignons. Ne pas oublier de lui répondre pour la féliciter.
12h - lecture des nouvelles : un
lapin écrasé par un chauffard en Sologne. Il faudra que je pense à signer la
pétition réclamant des peines exemplaires pour ce genre d’assassins. Plusieurs
milliers d’enfants morts de faim au Yémen. Commencent à faire chier avec leurs
conneries.
12h30 - déjeuner avec les
collègues dans un restaurant tibétain végétarien. Délicieuse soupe au chou
chinois et aux haricots azuki rouges : 45 euros, il n’y a vraiment rien à
redire. Le tout arrosé d’un petit vin de mangue qui n’a rien à envier à nos
meilleurs bourgognes. N’en déplaise aux thuriféraires de la société occidentale, on commence à s’apercevoir
que notre gastronomie est surpassée par celle des pays d’Asie.
14h30 - comité de crise réunissant
tous les cadres supérieurs. Les ventes de notre produit phare, l’épluche-légumes
« Epluch’tou », s’effondrent.
Nous avons fait appel à un conseiller
en communication qui parait-il fait des
miracles : un professeur de sémiologie psychanalytique de
l’université de Klow. 3000 euros la demi-journée, ce n’est pas donné, mais si
c’est le prix à payer pour sauver la boîte…
La queue de cheval du professeur,
son pullover tricoté main, ses chaussettes trouées dans des sandalettes éculées
inspirent d’emblée confiance. Un homme qui affiche un tel mépris des codes
vestimentaires ne peut être qu’un esprit supérieur. Son français approximatif
et son indéfinissable accent d’Europe de l’est ne font que renforcer cette
impression.
Après qu’on lui a expliqué le
problème avec l’Epluch’tou, le professeur se lance dans une brillante théorie
psychanalytique de l’épluche légumes à laquelle malheureusement personne ne
comprend rien.
Il me semble cependant que
l’idée centrale est la suivante : la lame tranchante de l’épluche légumes
représente, symboliquement s’entend, un outil castrateur qui entre en conflit
direct, dans l’inconscient des utilisatrices, avec leur Penisneid ou mieux encore, leur Peniswunsch
(termes dont le sens n’est rendu que très imparfaitement par la traduction
française d’ « envie de pénis »).
Martin, le directeur
technique, homme très compétent dans son domaine mais peu ouvert aux grandes
spéculations intellectuelles, fait alors remarquer qu’il est difficile de
concevoir un épluche légumes sans partie tranchante.
Le professeur répond avec un
certain agacement que ces détails bassement matériels ne sont pas de son
ressort.
17h00 : débriefing
Chacun essaie, en vain, de décoder le discours du professeur.
Martin, toujours aussi terre-à-terre, prétend qu’il n’y a
rien à comprendre et qu’on s’est fait rouler dans la farine par un charlatan.
C’est une critique à peine voilée du PDG qui a lui-même
recruté l’éminent spécialiste.
Le propos de Martin suscite donc une vague de protestations
indignées.
18h30 - C’est l’heure de ma séance quotidienne de
sport et je décide de faire au pas de course les 300 mètres qui me
séparent de mon domicile. Je laisse ma
trottinette électrique au bureau, j’enfile mon survèt’ en coton bio et je règle
ma montre connectée qui va m’indiquer la distance parcourue, la durée de mon trajet,
la longueur moyenne de mes pas, ma vitesse moyenne et instantanée, mon rythme
cardiaque, mon taux de cholestérol, la quantité de calories dépensées, la
température, la pression et le degré d’hygrométrie ambiants. Elle peut aussi
accessoirement me donner l’heure.
J’essaie de courir comme me l’a appris mon coach
sportif : en levant les genoux aussi haut que possible et en brassant
l’air avec mes bras comme si je nageait afin d’assurer une parfaite oxygénation
de mes poumons. Je dois également faire des foulées très courtes, ce qui fait
que je suis doublé par tous les piétons. Ils me regardent avec un air tantôt
intrigué tantôt narquois. Je les emmerde.
Copieusement engueulé un gars qui circulait en trottinette électrique
et qui a failli me renverser.
19h30 - dîner d’un steak de soja arrosé de jus de carottes
selon les conseils de mon naturopathe.
20h30 - regardé sur Arte un reportage sur la malbouffe. Les
images de l’usine de saucisses industrielles sont insoutenables. Je me réjouis
de m’être converti au véganisme.
23h15 - j’ai jeté tous mes somnifères qui auraient fini par
me détruire la santé. Je les ai remplacés par une séance de méditation
transcendantale. Assis dans la position du lotus, je forme un mudra avec mon pouce et mon index repliés en forme de cercle. Je m’efforce
de me fondre dans le Cosmos et de capter les forces cosmiques qui m’environnent.
J’ai dû en capter un peu trop car une crampe affreusement
douloureuse me tétanise le mollet. Je suis obligé de me relever et
d’interrompre ma méditation.
Je pense que j’ai laissé un comprimé de Stilnox dans ma table
de nuit.