la fée et les princes charmants


Germaine avait échoué à tous les tests permettant d’accéder au diplôme de fée officielle.
Elle avait transformé un magnifique carrosse en pois chiche, une charmante petite fille en monstrueuse araignée velue, et quand le père de la petite était venu se plaindre, il avait été changé en chauve-souris. Il était resté trois jours pendu au plafond à proférer des insultes avant que Germaine n’arrive à redonner à chacun sa forme primitive.

Mais sa marraine Mélusine qui avait le bras long avait obtenu, par dérogation spéciale, de la faire nommer fée de troisième classe.
C’était le grade le moins élevé de la profession. Elle n’avait donc pas droit à la baguette taillée dans un rayon de soleil et ornée de pierres précieuses ; elle devait se contenter d’une branche de noisetier coupée grossièrement. De plus ses pouvoirs étaient strictement limités : elle pouvait uniquement transformer les crapauds en princes charmants, à l’exclusion de tout autre sortilège.
Elle n’avait vraiment le physique de l’emploi. Une fée, c’est une belle jeune femme blonde aux formes rebondies, sans aller toutefois jusqu’à offenser la pudeur. Germaine était une petite femme noiraude au visage chafouin et au teint olivâtre. Son corsage désespéramment plat rebutait la main la plus téméraire.

Elle avait erré longtemps avant de s’établir dans les bois de Mourzy qui étaient bordés d’un étang ou pullulaient les crapauds.
Dès le premier jour, elle en avait déjà transformé quatre ou cinq en princes charmants
Ils étaient partis en la remerciant poliment mais sans démonstrations excessives, ce dont elle s’était sentie un peu vexée.
Mais un séjour de plusieurs centaines d’années dans l’étang avec pour seul lien social un coassement échangé de ci de là avec un autre crapaud leur avait quelque peu obscurci la cervelle et ils étaient incapables de se souvenir de l’endroit où ils habitaient. Ils se rappelaient vaguement un château, loin, très loin d’ici mais ils en avaient oublié le nom et ne savaient même pas dans quelle direction il se trouvait.
Ils se dirigèrent donc tout naturellement vers le village de Mourzy

Inutile de dire que l’arrivée de cinq princes charmants, dans leurs somptueux justaucorps de brocard rehaussés d’or ne passa pas inaperçue à Mourzy.
Ils furent abondamment fêtés et parmi la haute société mourzycoise, tous se disputaient l’honneur de les avoir à sa table. Leurs manières courtoises et raffinées faisaient l’objet d’une admiration unanime.

Trois semaines plus tard l’enthousiasme était un peu retombé et les princes durent se contenter de l’hospitalité des notables de second rang : commerçants enrichis, paysans aisés, etc.
Puis ces derniers se lassèrent à leur tour et nos héros durent aller de ferme en ferme mendier un bol de soupe et l’autorisation de coucher dans l’écurie sur une botte de foin.
Finalement toute la population finit par se lasser de leur présence.

Au café des sports, leur attitude était sévèrement critiquée : « Des grosses feignasses qui foutaient rien de leurs dix doigts et qu’il fallait nourrir ». Le plus remonté était Dédé, un sexagénaire chauve et bedonnant : « princes charmants, princes charmants, c’est vite dit qu’y sont princes charmants. Moi aussi, si que j’voudrais j’pourrais dire que je suis prince charmant. Suffit que j’mettrais des affutiaux de gonzesse !»
Bien que l’idée de Dédé en prince charmant parût un peu surréaliste tout le monde l’approuva.

Finalement on leur dit crûment qu’ils ne pourraient pas vivre indéfiniment de la charité publique.
Ils étaient jeunes et robustes. La moisson allait bientôt commencer et l’on manquait de bras.
Ils comprirent qu’ils n’avaient pas le choix et s’embauchèrent comme valets de ferme.
Deux mois plus tard, leurs habits de cour étaient en haillons et ils les troquèrent contre de vieilles hardes que leur avaient abandonnées leur patron.
Leurs belles chevelures blondes qui n’avaient pas connu le peigne depuis leur sortie de l’étang étaient devenues d’affreuses tignasses broussailleuses et leurs barbes hirsutes abritaient une faune hétéroclite de parasites qui venait y pacager.

Cependant Germaine ne cessait de transformer les crapauds.
Au début ils trouvèrent facilement à se placer dans les fermes environnantes, mais bientôt le marché fut saturé. Certains arrivèrent à se faire adopter comme animaux de compagnie. Pendant un temps avoir un prince charmant domestique était du dernier chic dans la bonne bourgeoisie Mourzycoise.

Un jour la femme du notaire dit à madame Adhéry, la femme du maire :
« Le mien, il était devenu intenable. J’ai dû le faire opérer »
« Il était malade ? » répondit madame Adhéry
« Mais non ! Opérer, ça veut dire castrer. »
Elles rirent longtemps de cet amusant quiproquo.
« Quelle a été sa réaction ? » demanda la femme du maire.
« C’est vrai qu’au début il était un peu grognon, mais il a fini par se calmer. Cependant il a tendance à engraisser et maintenant je ne lui donne plus qu’une pâtée par jour. »

La baronne Genouillet qui était l’arbitre des élégances de tout le canton eut un jour l’idée de remplacer les deux magnifiques alezans qui tiraient sa calèche par un attelage de quatre princes charmants. Son équipage avait vraiment fière allure avec ces beaux jeunes gens dans leur splendide livrée rouge et vert.
Mais un jour, dans la montée des Perrières, elle fut doublée par la charrette à âne du père Mathieu qui la salua d’un air ironique. Piquée au vif elle voulut faire accélérer son équipage, mais celui-ci, hors d’haleine refusait d’aller plus vite. Furieuse, la baronne distribua de violents coups de fouet pour les faire avancer. Hurlant de douleur, les malheureux s’arrêtèrent et refusèrent d’aller plus loin. La baronne décida de s’en séparer mais nul ne savait ce qu’ils étaient devenus et les histoires les plus horribles circulaient à ce sujet.

Les princes charmants continuaient à proliférer et le curé aidé de quelques dames patronnesses organisa des distributions de repas gratuits, mais les rations devenaient de plus en plus réduites.
Quelques-uns allaient dans les bois des alentours poser des pièges artisanaux. Le gibier devint rapidement méfiant et les prises se firent de moins en moins nombreuses.

Ensuite les chiens et les chats errants disparurent. On en retrouvait parfois les carcasses le long des chemins.
Puis les vols, d’abord assez rares, se firent de plus en plus fréquents. En se levant, les fermiers constataient qu’il manquait quelques poules dans le poulailler, que le jambon s’était envolé du saloir et que dans la cave plusieurs pièces de vin manquaient à l’appel.
Plus grave, les habitants qui étaient presque tous chasseurs voyaient leurs fusils disparaître. Nul doute que les princes que depuis belle lurette on n’appelait plus charmants, commençaient à s’armer.

Dans le même temps ils se montraient de plus en plus envahissants et faisaient grand tapage jour et nuit.
Les habitants avaient pris l’habitude de se barricader chez eux dès la nuit tombée.

Le maire avait décrété le couvre-feu et la nuit, à la tête d’une milice d’une vingtaine de citoyens, il sillonnait les rues du village et ordre avait été donné de tirer à vue.
Une nuit il entendit un coup de feu à l’autre bout du village. Il s’y rendit au pas de course, à la tête de ses hommes. C’était un guet-apens préparé par les brigands qui s’étaient cachés dans les étroites ruelles qui donnaient sur la rue principale et sitôt arrivé, il tomba raide mort ainsi que trois ou quatre de ses camarades.
Le reste de la petite troupe fit aussitôt demi-tour mais quarante mètres plus loin ils furent pris sous le feu d’une deuxième équipe de scélérats qui les avaient laissé passer à l’aller afin de mieux les surprendre au retour. Prise en tenaille entre les deux groupes d’hommes cachés dans l’ombre, les hommes de la milice furent massacrés jusqu’au dernier. Les bandits s’emparèrent de leurs armes et ils avaient maintenant non seulement la supériorité numérique sur les habitants de Mourzy mais également une puissance feu supérieure.

Désormais maîtres de la situation, ils mirent le village à feu et à sang. Forçant les portes ils faisaient irruption dans les maisons, pillant, tuant, torturant, violant les occupants. Quelques habitations furent incendiées, leurs habitants bloqués à l’intérieur. De toutes les demeures montaient des hurlements de terreur et de douleur. Ils se montraient pires en cruauté et en férocité que les « routiers » et les « chauffeurs » du moyen âge.

Leur chef, Théobald le Cruel, décréta que tous les habitants du village seraient leurs esclaves et que tout refus d’obéissance serait puni de mort précédée des supplices les plus raffinés.
Mourzy connut alors des jours d’horreur indicible.

Quelques hommes, échappant à leur surveillance tentèrent d’alerter les autorités du chef-lieu de canton qui se trouvait à quatre lieues. Mais à peine étaient-ils sortis du village qu’ils se faisaient tirer comme des lapins par les brigands cachés dans les bosquets et qui contrôlaient les accès au village.

Le père Mathieu, un vieux braconnier profita d’un moment d’inattention de ses gardiens pour partir de nuit. Il connaissait la région comme sa poche, et décida de couper à travers bois et forêts.
Arrivé au chef-lieu il alla trouver le major qui commandait le poste de gendarmerie royale et lui expliqua la situation dans les moindres détails.
Celui-ci partit aussitôt à la tête d’un détachement d’une trentaine d’hommes dont cinq à cheval.
Mais il avait sous-estimé les capacités manœuvrières des brigands qui étaient passés maîtres dans l’art des embuscades et tous les hommes furent tués à l’exception d’un gendarme à cheval qui réussit à s’échapper et à prévenir les autorités. L’information remonta jusqu’au ministre de la guerre qui jugea la situation suffisamment grave pour envoyer deux régiments de dragons rétablir l’ordre avec la consigne stricte de ne pas faire de prisonniers.

Les hors-la-loi étaient maintenant rompus aux techniques de guérilla. Ils pratiquaient des coups de main rondement menés : après avoir tué quelques soldats, ils se repliaient rapidement et s’évanouissaient dans la nature. Cette technique de harcèlement était terriblement efficace, et les dragons, lourdement armés, manquaient de mobilité pour poursuivre leurs ennemis.

De plus la fée Germaine continuait ses transformations de crapauds, qui, dès qu’ils avaient pris forme humaine, allaient grossir les rangs des insurgés.
C’était le printemps et des dizaines de milliers de têtards n’allaient pas tarder à devenir adultes. La situation devenait critique

La fée Mélusine, dès qu’elle fut au courant des évènements tragiques de Mourzy se rendit en hâte auprès de Germaine et après l’avoir tancée d’importance mit un terme définitif à sa frénésie de métamorphoses en la transformant en grenouille.

Il fallut encore plusieurs semaines aux dragons pour venir à bout des insurgés.

Si vous vous promenez près de l’étang de Mourzy par une belle soirée de juin, vous entendrez peut-être un coassement lugubre. C’est la fée Germaine : depuis deux cents ans elle attend le prince charmant qui, d’un baiser, lui rendra sa forme primitive.