LA VÉRITABLE HISTOIRE DE
JEANNE LA PUCELLE
petit conte anti-écolo
Jeanne est assise dans
la cour de la ferme. Elle tricote des sous-vêtements avec la laine
écrue de ses moutons. Il s’échappe de la pelote une odeur de
suint âcre et écœurante.
Elle chantonne :
« En passant
par la Lorraine avec mes moutons, (bis)
J’tricotons trois
cal’çons d’laine avec mes moutons dondaine, etc.
Ça réchauffe les
couillettes, avec mes moutons, (bis)
Et c’est doux à
la quéquette, avec mes moutons dondaine, etc.»
Parait l’archange
Gabriel. Ses cheveux crépus sont tressés en « dreadlocks »
crasseux. Ecologiste radical, il refuse d’utiliser toute matière
d’origine animale : c’est pourquoi il a troqué ses
magnifiques ailes en plumes de paon contre des feuilles de bananier.
De temps à autre, il les secoue frénétiquement pour en faire
tomber les parasites qui les grignotent. Il porte un long T-shirt qui
lui descend jusqu’aux genoux. Sur la poitrine figure une tête de
mort avec l’inscription : « OGM = POISON » et sur
le dos est écrit : « NON AU NUCLÉAIRE ! » De
ses sandales en raphia tressé émergent des orteils douteux terminés
par des ongles griffus et noirâtres.
Il la hèle :
- Jeanne, Jeanne !
Jeanne lui jette un
regard torve :
- Toi, le
traine-savate, tire-toi ou je lâche les chiens.
- Eh ! Oh !
La gamine, parle-moi meilleur.
Il se rengorge d’un
air fat :
- Je suis l’archange
Gabriel.
- Et moi je suis
l’archevêque de Paris.
Gabriel qui n’a aucun
sens de l’humour prend tout pour argent comptant.
- Excusez-moi,
Monseigneur. Je savais que vous aimiez vous travestir mais là,
vraiment, je ne vous avais pas reconnu.
Ravie de sa
plaisanterie, Jeanne se tord de rire.
- Crétin, je
déconnais… Mais qu’est-ce qui me prouve que tu es bien un
archange? Les archanges ont de vraies ailes en vraies plumes. Ils ont
de beaux cheveux blonds, soyeux, gracieusement bouclés et
impeccablement coiffés. Ils sont habillés de belles chemises de
nuit de lingerie fine qui leur descend jusqu’aux chevilles. Enfin,
ils ont les pieds propres, eux.
Gabriel n’est pas
déconcerté pour autant, il sort un parchemin : sur le coin
supérieur gauche, une miniature représente son visage avec une
ressemblance parfaite. Il est écrit en lettres gothiques :
Je, soussigné Dieu,
créateur du Ciel et de la Terre, habitant au Paradis, certifie que
le dénommé Gabriel est archange assermenté de première classe.
Signé : Dieu,
père et fils depuis toute éternité.
Puis pour montrer ses
pouvoirs surnaturels, d’un battement de feuille de bananier il
prend son envol et effectue quelques gracieux loopings au-dessus de
Jeanne.
Cette fois, Jeanne est
convaincue.
- Bon, admettons. Mais
la dernière fois que tu as rôdé autour d’une vierge, elle est
tombée en cloque dans des circonstances suspectes. N’essaie pas de
me faire le même coup.
- Rassure-toi, je viens
te confier une grande mission. Mais il va te falloir quitter Domrémy.
- Youppie ! Je
vais enfin pouvoir partir de ce bled pourri. Enfin je vais pouvoir
bouffer autre chose que des choux-raves. Des choux-raves le matin, le
midi, le soir ; étuvés, frits, rôtis, bouillis, braisés.
Ras-le-bol des choux-raves!
- Tu as tort. C’est
un légume excellent pour la santé : il est scientifiquement
prouvé qu’il guérit les ulcères gastriques et duodénaux, les
inflammations intestinales, les infections urinaires et la gueule de
bois
Mais il faut bien sûr
n’utiliser que des engrais naturels. Quel fumier utilises-tu ?
- La merde. Tous les
matins je vide tous les pots de chambre de la ferme dans le potager.
- C’est ce qu’il y
a de mieux.
- Tu parles ! Les
choux-raves se nourrissent de notre merde et nous, nous mangeons les
choux-raves. Moralité : ceux que vais manger à midi ont déjà
été digérés et chiés plus de cent fois.
Gabriel est, c’est le
cas de le dire, aux anges.
- Merveilleux. Le
recyclage intégral. Aucun déchet, aucune pollution. Le Graal de
l’écologie.
Jeanne, ironique :
- « En somme ta
philosophie, c’est celle de la chanson :
« Vivre sans
souci
Boir' du purin,
manger d' la merde
C'est le seul moyen
De ne jamais mourir
de faim
O merde, merde
divine!
Toi seule a des
appas
La rose a des épines
Toi, merde, tu n'en
as pas. »
Gabriel ne saisit
toujours pas la plaisanterie :
- C’est un peu
simpliste, mais ce n’est pas idiot.
Jeanne, revient au
point de départ de la discussion :
- J’ai déjà hâte
de partir en guerre contre les Anglais: ah ! L’exaltation
des combats dans la fureur et le bruit ! Le choc des épées
contre les armures ; le râle des ennemis agonisants ; les
veillées d’armes avec les preux chevaliers au regard d’acier,
beaux comme des dieux. Ici il n’y a plus un homme baisable depuis
bien longtemps : ils sont tous morts ou enrôlés de force dans
l’armée. Il ne reste plus que l’idiot du village et il est
tellement laid que même les chèvres s’enfuient quand il
s’approche. Parfois, néanmoins il arrive à en attraper une et on
entend des bêlements plaintifs jusqu’à l’autre bout du village.
- De toute façon, que
ce soit les femmes ou les chèvres, elles font toujours des manières,
répond Gabriel, qui est profondément misogyne et qui pour sa part
préfère les angelots frisottés, dodus et fessus.
Jeanne ne relève pas
et poursuit son idée :
- Ah ! Je voudrais
déjà être au cœur de la bataille.
Elle scande : Dans
le fion les Bourguignons ! Dans les miches les Engliches !
- Je crois qu’il y a
un léger malentendu. Il ne s’agit pas d’aller faire la guerre,
ni d’un simple voyage dans l’espace, mais également d’un
voyage dans le temps : là ou je t’emmène les évènements
ont passé beaucoup plus rapidement qu’ici, et apprête-toi à
faire un saut de six siècles dans le futur.
Jeanne ne semble pas
autrement étonnée. Vivant dans un monde où règne le surnaturel,
où un dieu immanent intervient sans cesse dans les affaires
humaines, pour elle tout est possible.
- Mais alors, pourquoi
m’emmènes-tu ?
- Je dois d’abord
t’expliquer qu’au Ciel il y a eu pas mal de changements en six
cents ans : tout a commencé au début du dix-septième siècle
lorsqu’un individu inspiré par le Malin, un dénommé Galilée, a
publié des écrits hérétiques contredisant les Saintes Écritures.
- Il n’y avait qu’à
le torturer jusqu’à ce qu’il avoue ses crimes avant de le brûler
vif. Cela arrive tous les jours et je ne vois pas où est le
problème.
- Tu as parfaitement
raison. Malheureusement, la hiérarchie catholique, pape en tête, a
fait preuve d’un laxisme et d’une faiblesse inconcevables. Non
seulement le gredin n’a été ni torturé ni brûlé, mais de plus
il n’a même pas été emprisonné dans une geôle sordide où il
serait mort rapidement. Non ! Monsieur a été assigné à
résidence dans sa luxueuse villa où il pouvait recevoir des
visites, et où il s’est éteint tranquillement à un âge avancé.
- Mais c’est
scandaleux ! Et personne n’a réagi ?
- Hélas non. Et le
plus beau, c’est qu’au vingtième siècle le pape lui-même a
fait amende honorable et a reconnu que c’est l’imposteur qui
avait raison !
- On croit rêver !
- Mais la période la
plus sombre de cette hérésie galiléenne a commencé au
dix-huitième siècle avec le développement anarchique d’une secte
satanique se réclamant de la doctrine de Galilée. Pour eux la
connaissance ne vient pas des textes sacrés, mais de l’homme
lui-même en s’appuyant sur la raison, les mathématiques et
l’expérience. Pour asseoir leur pouvoir en impressionnant les
populations, ils ont inventés tout un tas d’appareils diaboliques
inutiles et même néfastes mais qui plaisaient fort à la populace.
Ils s’intitulèrent pompeusement « scientifiques »,
mais nous autres, par manière de dérision, les appelons
« scientistes ».
Pour enrayer cette
dérive inacceptable j’ai donc du prendre le pouvoir au Ciel et
destituer cette Sainte Trinité laxiste et collaborationniste.
J’ai cependant gardé
l’idée, qui avait fait ses preuves, d’un Dieu en trois
personnes. La nouvelle Trinité se compose de : « Écologie »,
« Développement-Durable » et
« Économie-Sociale-et-Solidaire ».
J’ai également
conservé l’essentiel de l’ancienne idéologie moyenâgeuse :
la vérité se trouve dans les textes sacrés et non dans les travaux
de soi-disant savants, pour la plupart corrompus, et qui sous couvert
d’une prétendue objectivité ne font que servir les intérêts du
grand capital.
La seule différence
réside dans le vocabulaire : on ne parle plus de Dieu, mais de
la Nature. Ainsi, il ne faut plus dire : « tout ce Dieu a
créé est parfait », mais « tout ce qui vient de la
Nature est parfait, tout ce qui vient de l’Homme est mauvais ».
Par ailleurs l’ancienne
religion catholique continue d’exister, mais elle est en perte de
vitesse, et la religion écologiste, qui compte de plus en plus
d’adeptes, l’aura bientôt dépassée.
Jeanne ne comprend pas
grand-chose à ce jargon.
- Mais que sont devenus
le Père, le Fils et le Saint-Esprit ?
- Ils se sont
reconvertis : Le Fils a ouvert une boulangerie écolo, à
l’enseigne de « La Multiplication des Pains » qui
marche le feu de Dieu. Le Père dirige une ferme bio dans le jardin
d’Eden. Il y cultive des fruits et des légumes garantis sans
pesticides et sans herbicides car les mauvaises herbes et les
nuisibles sont éliminés par le Saint-Esprit grâce à son
opération.
Jeanne, soupçonneuse :
- J’espère qu’il
ne fait pas pousser de choux-raves.
- Si, c’est même
l’essentiel de sa production.
- Ah, je vois, c’est
la nourriture pour les damnés.
- Mais pas du tout. Au
contraire seuls les élus ont le droit d’en manger. Ceux qui sont
en enfer les regardent avec convoitise s’en délecter mais n’ont
pas le droit de goûter ce légume divin: c’est leur punition.
- Dans ces conditions,
je préfère être damnée. Plutôt être brûlée vive comme
sorcière que de bouffer cette merde pendant l’éternité. Mais
assez discuté, il est temps de partir.
En un rien de temps,
elle a sellé son fidèle Aucassin, un solide cheval de trait, peu
fait pour les pointes de vitesse, mais d’une endurance et d’une
docilité à toute épreuve. Sur le côté elle a arrimé son mince
balluchon.
Quelques minutes plus
tard, elle trottine au milieu de la forêt tandis que Gabriel volète
à ses côtés. De temps en temps, il plonge en piqué sur le sol
pour cueillir quelques feuilles de pissenlit ou ramasser un gland
qu’il mâchouille avec des mines de chatte.
Soudain un long
hurlement se fait entendre au loin : « Hououu !
Hououu ! ».
Aussitôt Jeanne pique
des deux et s’enfonce sous la ramée en criant : « Au
leu ! Au leu ! ».
Dix minutes plus tard
elle revient triomphalement, la dépouille d’un énorme loup en
travers de l’encolure du cheval.
Mais Gabriel, loin de
la féliciter, l’insulte violemment. Son visage, d’ordinaire
blême, est cramoisi. Les veines de son cou sont enflées de façon
inquiétante. Il éructe en crachant d’énormes postillons gluants
et verdâtres, mélange de salive et de pissenlit mâché :
- Assassine,
criminelle, salope, pétasse, truie immonde! Comment as-tu pu
commettre un meurtre aussi horrible ?
Jeanne n’y comprend
rien :
- Un meurtre? Pour un
monstre qui se repaît de la chair de mes tendres agneaux et qui a
plus de sang humain sur la conscience que le plus cruel des
écorcheurs. Tu déconnes grave, l’archange.
- Sombre idiote, tu
n’as donc pas compris que tous les êtres vivants interagissent
entre eux à l’intérieur d’une même chaîne. Brise un maillon
et tout s’écroule. Le loup participe à l’équilibre général.
Il s’attaque de préférence aux animaux malades ou qui prolifèrent
trop. Supprime le loup et tous les animaux deviendront chétifs,
anémiés ou se reproduiront de manière anarchique et deviendront
dégénérés.
- Je vais te raconter
ce qui est arrivé chez nous il y a quelques années. Il y avait dans
le village un adorable petit garçon de sept ans nommé Jehan. Joli
comme un cœur, toujours souriant, chantant du matin au soir, c’était
la mascotte du village. Un jour il est parti cueillir des mûres dans
la forêt. Le soir, il n’était toujours pas rentré. Les habitants
du village l’ont cherché toute la nuit avec des torches, sans
succès. Le lendemain, on a trouvé son corps à moitié dévoré. Sa
mère est devenue folle et son père s’est pendu. Tout le monde
était bouleversé. Même le curé, qui n’est pourtant pas un
tendre pleurait à chaudes larmes. Il est vrai qu’il éprouve une
tendresse toute particulière pour les enfants, à l’exception des
petites filles.
Tous les hommes des
alentours se sont alors réunis et pendant plusieurs mois ils ont
organisé des battues jusqu’à 10 lieues à la ronde. Ils ne se
sont arrêtés que lorsqu’ils ont été sûrs que tous les loups
avaient été exterminés. En effet à partir de ce jour il n’y a
plus eu aucune attaque, au grand soulagement de tous. Et je peux te
dire que la catastrophe que tu annonçais n’a pas eu lieu : le
gibier n’a jamais été aussi abondant ni aussi sain.
Mais la mauvaise foi de
Gabriel n’a d’égale que sa sottise :
- Et qui te dit que le
petit Jehan n’était pas porteur de la peste noire ? En le
supprimant, le loup a peut-être sauvé le village entier d’une
mort atroce.
Jeanne se contente de
hausser les épaules.
Ils cheminent en
silence pendant quelques minutes.
Puis Jeanne interroge
Gabriel :
- Tu ne m’as toujours
pas dit quelle mission tu voulais me confier
- Tu seras notre
porte-parole. Tu es jeune, jolie, très charismatique et tu as l’art
d’enflammer les foules. De plus tu pourras parler mieux que
personne de l’âge d’or pendant lequel tu as vécu, avant ce
qu’ « ils » appellent la civilisation
industrielle.
- Un âge d’or ?
Tu délires. Jamais l’humanité n’a connu une période aussi
sombre. Depuis plusieurs dizaines d’années nous vivons une guerre
terrible contre les Anglais à laquelle s’est ajoutée la guerre
civile entre Bourguignons et Armagnacs. Les soldats des trois camps
vivent sur l’habitant, au sens figuré, et sur l’habitante, au
sens propre, pillant, massacrant, violant, torturant sans faire de
distinction entre les amis et les ennemis. Un voyageur, assez
inconscient pour s’aventurer sur les chemins, risque d’être
rançonné le matin par les Anglais, torturé à midi par les
Armagnacs et achevé le soir par les Bourguignons.
Pendant les trêves,
c’est encore pire : les soldats ne sont plus payés et, livrés
à eux-mêmes, ils n’obéissent qu’à leurs chefs choisis parmi
les plus barbares et les plus cruels, et leurs exactions redoublent.
Un âge d’or ?
Quand les paysans travaillent comme des bêtes du lever au coucher du
soleil sans jamais être surs de pouvoir nourrir leur famille, tant
les catastrophes sont fréquentes : en plus des moissons pillées
ou incendiées par les soldats, il y a les sécheresses où les
grains ne lèvent pas, les pluies qui font pourrir les récoltes, la
grêle qui hache le blé en herbe. Quand par hasard aucune de ces
calamités ne se produit, ce sont les parasites, les insectes et les
rongeurs qui achèvent le ruiner le peu qui reste.
Un âge d’or ?
Quand les femmes qui travaillent aussi dur que les hommes dans les
champs doivent en plus élever une nombreuse marmaille. Rabaissées
au rang de poules pondeuses elles doivent mettre au monde au moins
six à huit enfants rien que pour assurer le renouvellement de la
population, tant la mortalité infantile est élevée. Beaucoup
meurent d’ailleurs en couches.
Un âge d’or ?
Quand n’importe qui, sur une simple dénonciation peut être mis à
la question et brûlé vif soit comme hérétique soit comme sorcier
ou sorcière.
- Tu exagères. Lorsque
tu auras vu l’état lamentable dans lequel se trouvent la France et
les Français dans six cents ans, tu changeras d’avis et tu
regretteras la douceur de vivre de ton beau moyen-âge.
- J’en doute fort et
je ne peux imaginer pire que l’époque que selon toi je vais
quitter.
Après avoir parcouru
encore quelques kilomètres ils arrivèrent à la lisière de la
forêt.
- A partir d’ici,
nous entrons dans l’âge maudit, le XXIème siècle, dit Gabriel.
La première chose que
vit Jeanne fut une route nationale sur laquelle circulaient quelques
voitures. Jeanne fut d’abord effrayée, puis intriguée :
- Je ne vois pas les
chevaux qui tirent ces choses, et de plus aucun cheval ne peut
galoper à une telle vitesse. Sont-ce des objets ou des animaux d’une
espèce inconnue ? Gabriel lui expliqua que c’étaient des
objets, des engins du diable mus par des moteurs.
Jeanne ne savait pas ce
qu’est un moteur. Pour sa part Gabriel ne connaissait d’autre
moyen de locomotion que la feuille de palmier et n’avait que des
connaissances anciennes et très lacunaires en mécanique. Il eu du
mal à lui expliquer le principe du moteur à explosion. Il
confondait les bielles et les pistons, il parlait de delcos, de vis
platinées, de carburateurs, de gicleurs.
- Mais ces choses
consomment-elles de l’avoine ?
Gabriel sourit de sa
naïveté.
- Hélas non. Pour
fonctionner il leur faut un liquide spécial appelé pétrole et
qu’on ne trouve que dans des contrées lointaines. Mais le problème
est que ce pétrole rejette un gaz éminemment nocif qui réchauffe
le climat. Ainsi en seulement quelques années il y aura à Domrémy
le même climat qu’en Provence.
- Doux Jésus, quelle
merveille ! Chez nous le froid est une calamité : l’hiver
le vin gèle dans les cruches, on ne compte plus les mendiants morts
de froid le long des routes, et lorsque le froid est trop vif, les
arbres fruitiers et même les vignes ne résistent pas au gel.
Gabriel, rompu aux
arcanes de la rhétorique, ne répondit pas à l’argument mais
contrattaqua sur un terrain où il se sentait plus à l’aise :
- Et les ours blancs,
hein ! Qu’est-ce que tu en fais des ours blancs ?
- J’ignorais qu’il
existât des ours blancs, et je ne vois pas où tu veux en venir.
- Dans les pays tout au
nord de la terre, il y a des glaces éternelles sur lesquelles vivent
des ours blancs. Si ces glaces fondent, les ours blancs vont
disparaitre.
- Il y-a-t-il beaucoup
d’habitants dans ces régions ?
- Pratiquement aucun.
- Eh bien premièrement
je me contrefous de ce qui se passe dans des pays où je n’irai
jamais et où personne n’habite. Deuxièmement les ours sont des
bêtes sauvages encore plus dangereuses que les loups, et c’est une
bénédiction s’ils sont éliminés.
Tout ce que je vois
c’est qu’on peut, en tout confort aller de Domrémy à Metz en
moins d’une heure, que cela aidera à rendre la Lorraine un
véritable jardin d’Eden au climat enchanteur, et qu’en plus on
éradiquera les bêtes fauves dans des pays lointains.
Gabriel est excédé :
- Tu n’as pas plus de
conscience écologiste qu’un piaf trisomique !
Ils arrivèrent dans un
village où les touristes affluaient.
Jeanne s’adressa à
l’un deux d’eux, un grand rouquin aux yeux bleus délavés,
rouge comme un homard des coups de soleil qu’il avait reçus.
- Bonjour mon brave,
dans quelle ville sommes-nous ?
- I beg your pardon ?
- Que dit-il ?
Demanda Jeanne à Gabriel.
- C’est un Anglais.
En un tournemain Jeanne
avait dégainé la lourde épée qui pendait à ses côtés et avec
une vigueur étonnante pour une aussi frêle jeune fille, elle
décapita d’un seul coup l’Anglais dont la tête alla rouler à
dix mètres. Tandis que la foule se scindait en deux pour accourir
qui du côté du corps, qui du côté de la tête, Gabriel se
précipita sur Jeanne :
- Dépêche-toi,
partons d’ici en vitesse.
Jeanne sauta sur
Aucassin et partit au galop suivie par Gabriel qui volait à
tire-de-bananier.
Arrivés à deux
kilomètres du village, Gabriel lui fit signe de s’arrêter.
- Peux-tu m’expliquer
ce qui ce passe ? Demanda Jeanne
- Il se passe que tu as
tué un homme et que tu risques la prison. Et moi aussi, comme
complice.
- Mais cet homme était
un Anglais. Serions-nous en territoire bourguignon ?
- Non, mais cela fait
plusieurs siècles que nous sommes en paix avec les Anglais qui sont
nos alliés, sinon nos amis.
- Alors explique-moi :
tu sembles beaucoup moins en colère que lorsque j’avais tué le
loup. Serait-il moins grave de tuer un Anglais que de tuer un loup ?
- En effet il est
beaucoup moins grave de tuer un homme, quel qu’il soit, que de tuer
un loup. Le loup est une créature de la Nature, l’Homme une
créature malfaisante.
Jeanne ne semblait pas
convaincue.
Gabriel revint à des
considérations plus terre-à-terre. Une jeune fille à cheval, en
armure, accompagnée par un hippy volant aux ailes en feuilles de
bananier, qui plus est recherchés par la police, ne passeraient
certainement pas longtemps inaperçus. A son grand regret, Jeanne dut
donc laisser Aucassin dans un haras. Elle dut également s’habiller
d’une tenue plus discrète. Pour sa part Gabriel cacha ses feuilles
de bananier sous son T-shirt.
Puis ils poursuivirent
leur périple. Jeanne aurait bien aimé voyager en voiture, mais ni
l’un ni l’autre n’avait son permis. Ils se contentèrent donc
de prendre des autocars. Jeanne s’émerveillait de tout ce qu’ils
rencontraient.
- As-tu vu ce
magnifique champ de froment ? Je me demande combien il peut
produire.
Gabriel, agacé par les
questions de Jeanne répondit avec réticence :
- Peut-être 1000
boisseaux par acre.
- 10 fois plus que chez
nous ! Mais alors, il n’y a plus ni famine ni disette ?
- Non, mais c’est
beaucoup plus grave, dit Gabriel de façon énigmatique.
Jeanne ne comprenait
pas ce qui était plus grave que de mourir de faim.
- En plus je ne vois ni
mauvaise herbe ni insecte ravageur.
Gabriel crut reprendre
la main :
- Bien sur, ces blés
sont farcis de substances toxiques qui ne se contentent pas de
détruire ce qu’on appelle à tort les mauvaises herbes et les
nuisibles, mais qui sont également des poisons pour l’homme.
- Tu veux dire que dès
que l’on mange ce froment, on meure immédiatement. Quel est le fol
qui consommerait ce poison ?
- C’est beaucoup plus
insidieux. Le poison diffuse lentement dans l’organisme, et dès
que l’on atteint 90 ou 95 ans, crac ! Mort subite sans aucune
explication.
- Tu veux dire qu’il
y a des gens qui vivent jusqu’à 90 ou 95 ans ? Chez nous,
quelqu’un qui a dépassé 50 ans est presque un miraculé.
Gabriel était exaspéré
et commençait à se demander s’il avait eu raison de choisir
Jeanne pour défendre sa cause.
Cependant Gabriel
jouissait d’un avantage considérable sur Jeanne ; elle était
totalement inculte, ne savait même pas lire et ignorait tout de ce
qui s’était passé pendant six siècles. Gabriel en abusait en
inventant de toutes pièces des informations parfaitement fausses.
Jeanne n’avait d’autres armes que son solide bon sens paysan avec
lequel elle arrivait néanmoins à mettre assez souvent Gabriel en
difficulté. Les choses changèrent lorsque Jeanne eut appris à
lire. Gabriel ne savait pas comment elle avait fait, mais au bout de
trois mois elle savait lire et écrire couramment. Toutefois Gabriel
surveillait de près ses lectures et elle n’avait droit qu’à des
lectures édifiantes : « OGM, chronique d’une
catastrophe annoncée », « Herbicides et
pesticides, les deux poisons qui nous menacent »,
« Réchauffement climatique, la machine s’est emballée »,
« La face cachée de l’industrie agro-alimentaire »,
etc.
Puis elle découvrit
Internet et ses innombrables possibilités. Au début elle eut du mal
à faire le tri entre les informations sérieuses et les sites
délirants, mais elle apprit rapidement à faire la distinction, rien
qu’à la forme. Sa soif de savoir était insatiable, et bientôt sa
culture fut supérieure à celle de la plupart des Français.
Désormais elle était armée pour tenir tête à Gabriel.
Jeanne s’émerveillait
de ce qu’en appuyant sur un bouton, on pût faire jaillir une
lumière aussi intense que la lumière du jour.
- Tu ne vois pas
l’envers du décor, répondit Gabriel. Car pour produire cette
électricité que tu admires tant, on utilise des centrales
nucléaires qui sont des bombes à retardement. Le dernier accident a
eu lieu au Japon, à Fukushima et il a fait plus de 17000 morts.
- Tu mens comme tu
respires. Ces 17000 morts sont uniquement dus au tsunami. Sans
vouloir minimiser la gravité de l’accident nucléaire, il n’a, à
ma connaissance, pas fait le moindre mort.
- Ça c’est la thèse
officielle. Pour des raisons d’intérêt d’économique, on nous a
caché la vérité.
- Toujours la bonne
vieille théorie du complot. As-tu des informations confidentielles
pour étayer ta thèse ?
- Nous en reparlerons
dans quelques années quand les enfants mourront par dizaines d’un
cancer de la thyroïde.
- Avec vous, les
écolos, la catastrophe est toujours pour demain.
Jeanne admirait tout de
la vie moderne et ne pouvait s’empêcher de faire la
comparaison avec les conditions sordides dans lesquelles elle avait
vécu auparavant: les logements inondés de lumière grâce à de
larges fenêtres aux verres tellement transparents qu’on les
remarquait à peine ; elles avaient remplacé les étroites
ouvertures fermées par des toiles huilées qui laissaient les
maisons dans la pénombre même en plein midi. Dès que la nuit
tombait, il suffisait d’appuyer sur un bouton pour retrouver un
éclairage presqu’aussi intense que celui du jour.
Finies les corvées où
il fallait aller chercher l’eau du puits et rapporter des seaux si
lourds qu’ils vous brisaient les reins. En tournant une simple
manette, l’eau arrivait directement dans la maison. Comble de
raffinement, il était même possible d’avoir de l’eau chaude.
La terre battue qui
retenait tous les détritus et où la nuit les rats menaient une
sarabande infernale avait fait place à un carrelage immaculé.
Les lits étaient mille
fois plus doux que la paille la plus fine et nulle puce, pou ou
punaise ne venait vous tourmenter la nuit.
Dès que le temps
fraichissait, il suffisait de tourner un bouton et une douce tiédeur
printanière envahissait les pièces ; l’eau ne gelait plus
dans les bassines.
Plus de corvées de
lessive qui laissaient de cruelles gerçures, surtout l’hiver quand
il gelait à pierre fendre : une boîte magique s’en chargeait
et le linge ressortait aussi propre que s’il eût été neuf. Il en
était de même pour laver la vaisselle qui, par ailleurs était
faite d’une sorte de poterie si blanche et si fine que même le roi
n’en avait pas de semblable.
La France produisait
suffisamment de nourriture pour subvenir largement aux besoins de la
population, et les grandes famines qui décimaient régulièrement la
population n’étaient plus qu’un lointain souvenir.
Les grandes épidémies
avaient été éradiquées depuis longtemps et il y avait des siècles
que personne n’était mort de la peste.
La mortalité infantile
était très faible et très rares étaient les femmes qui mouraient
en couches. Dès lors il suffisait que les femmes aient en moyenne un
peu plus de deux enfants pour assurer le renouvellement de la
population. Ces innombrables familles de 10 enfants et plus, qui
laissaient les femmes épuisées, et qui connaissaient un deuil cruel
presque tous les ans n’étaient plus qu’un lointain souvenir.
Le soir, il était
possible d’assister à un spectacle que l’on pouvait choisir
parmi de nombreux autres, bien installé chez soi : une sorte de
fenêtre s’allumait comme par magie et l’on avait l’impression
d’être au milieu des acteurs. Jeanne regrettait toutefois que la
qualité des programmes ne fût pas à la hauteur du génie des
hommes qui avaient mis au point cette invention.
L’homme avait enfin
réalisé le vieux rêve d’Icare et l’on pouvait dorénavant
voler au-dessus des nuages à une vitesse qui défiait l’entendement.
Jeanne en avait parfois
le vertige et se demandait si toutes ces merveilles ne relevaient pas
de la magie.
Évidemment Gabriel
s’engouffrait dans la brèche :
- Je me tue à te
répéter que toutes ces inventions sont diaboliques et l’humanité
en paiera le prix. Mais cette catastrophe annoncée ne se produira
pas dans un autre monde et dans un temps indéfini, mais bel et bien
dans ce bas-monde et sans doute beaucoup plus tôt que l’on ne
croit.
Mais Jeanne se
reprenait rapidement et comprenait que toutes ces innovations
reposaient sur des savoirs solidement établis qui ne devaient rien à
de quelconques pouvoirs occultes.
Elle ne cessait de se
disputer avec Gabriel et leurs discussions se terminaient par des
insultes de plus en plus violentes.
Un jour où Jeanne
avait osé défendre les OGM, Gabriel décida que la situation
n’était plus tenable : il fallait absolument se débarrasser
de cette salope.
Gabriel avait fondé un
mouvement clandestin, l’OER, Organisation Écologiste
Révolutionnaire qui avait pour but de pratiquer l’entrisme dans
les principaux partis politiques avec l’espoir de s’emparer du
pouvoir à long terme.
Le siège de cette
organisation était situé à Rouen, Place du Marché, et son
secrétaire général, un certain Pierre Cauchon, un homme de paille
de Gabriel, lui était entièrement dévoué.
Or Jeanne et Gabriel
passaient justement par Rouen et l’archange pensa qu’il serait
judicieux de traduire la jeune fille devant le tribunal d’exception
de l’OER.
Le procès était de
pure forme puisque Gabriel décidait de tout.
Après avoir prononcé
son réquisitoire, il fit un rapide tour de table pour demander la
peine qu’il convenait d’infliger à Jeanne.
- La mort
- La mort
- La mort
- Des sévices sexuels
épouvantables, genre bunga-bunga, dit un vieillard libidineux à
tête de crapaud en passant une langue visqueuse sur ses grosses
lèvres violacées. Et si vous ne trouvez pas de volontaire, je veux
bien…
- Suivant, dit Gabriel
en lui coupant la parole.
- La mort
La mort fut donc votée
à l’unanimité moins une voix.
Restait à déterminer
le mode opératoire. Les avis divergeaient : la pendaison, trop
compliquée, le peloton d’exécution nécessitait trop de
personnes, l’injection létale de produits chimiques n’était pas
écologique, etc.
- Mais avant la mort,
bunga-bunga coassait le crapaud à intervalles réguliers. Et si vous
ne trouvez pas de volontaire, je veux bien…
Ce fut Gabriel qui
trancha :
- MIPNB !
Un vent d’effroi
souffla sur l’assistance.
MIPNB ! C’était
la torture la plus atroce jamais imaginée. La MIPNB, ou Mort par
Ingestion de Produits Non Biologiques, consistait à faire mourir
lentement le condamné en lui faisant avaler les produits les plus
nocifs : plantes OGM assaisonnées à l’huile de palme,
volaille élevée en batterie, pain riche en gluten, légumes gorgés
d’engrais, de pesticides et d’herbicides, etc.
Mais personne n’osait
discuter les décisions de Gabriel.
Par application du
principe de précaution, et pour éviter toute contamination, le
préposé chargé de préparer ces plats mortifères portait un
masque de chirurgien et des gants en caoutchouc.
Jeanne ne comprenait
pas ce qui lui arrivait. Elle était enfermée dans une pièce
obscure dont toutes les ouvertures avaient été soigneusement
bouchées.
Tous les jours, Gabriel
venait constater l’évolution de l’état de santé de la
condamnée.
Or, à sa grande
surprise et à son grand désappointement, non seulement elle ne
dépérissait pas mais au contraire elle semblait prospérer. Elle
affichait même une santé insolente. Habituée aux choux-raves
familiaux et n’ayant aucune expérience de la bonne chère, tout
lui semblait délicieux. Il lui arrivait même de demander une double
ration de poulet aux hormones. Gabriel enrageait.
La frêle adolescente
se transformait peu à peu en une robuste jeune fille : elle
avait maintenant des bonnes joues rebondies de paysanne, ses formes
s’arrondissaient et sa petite chemise de coutil avait du mal à
contenir une opulente poitrine.
Si ces changements
faisaient le désespoir de Gabriel, il n’en était pas de même de
son geôlier, un adolescent timide, rougeaud et boutonneux.
Il avait du mal à
détourner son regard du corsage de sa prisonnière ; ses yeux
semblaient jaillir de leur orbite comme ceux du loup de Tex Avery,
tandis que sa braguette parvenait difficilement à dissimuler son
émoi.
Jeanne avait remarqué
son attitude et comptait bien en tirer parti.
- Dis voir, beau damoiseau, ça te
plairait de passer la nuit avec moi ? En échange, je te
demanderai seulement de laisser la porte de ma cellule ouverte demain
matin
Le beau damoiseau
faillit se trouver mal.
Au petit matin Jeanne
avait perdu son pucelage mais regagné sa liberté.
ÉPILOGUE
Première
partie : Gabriel
Perturbé et contrarié
par ces évènements, Gabriel décida de se reposer quelques jours au
calme. Justement son ami Thibault Collion, un ancien
soixante-huitard, s’était retiré dans le Larzac où il menait une
existence érémitique à deux kilomètres de la plus proche
habitation.
Malheureusement
Thibault n’avait pas le téléphone et Gabriel ne connaissait que
le nom du village le plus proche, Lavaucelles. Bah ! Il se
renseignerait sur place.
Mais arrivé à
Lavaucelles aucun des habitants ne connaissait de Thibault Collion.
Heureusement la patronne du bistrot sur la place du village était
mieux renseignée que la CIA et la NSA réunies.
- Thibault Collion ?
Ici on l’appelle l’Hargneux à cause de son caractère avenant,
lui répondit-elle dans une spirituelle antiphrase. C’est une
sorte de cinglé qui vit seul au milieu des bois avec ses chèvres et
son gros chien. Il ne parle à personne et ne vient au village que
pour vendre ses fromages et acheter quelques denrées.
Mais je vous préviens
il n’aime pas beaucoup les visites. Il y a trois ans deux gendarmes
sont allés enquêter chez lui. Quelques jours après on a retrouvés
leurs corps à moitié dévorés. L’enquête a été vite bouclée
car les flics n’avaient pas très envie de s’attarder chez
l’Hargneux et son molosse. On a conclu à une attaque de chiens
errants, ce qui n’a convaincu personne.
Dernier conseil :
il a le vin mauvais et vous avez intérêt à arriver chez lui de
bonne heure, avant qu’il ne soit bourré.
Muni d’instructions
précises pour se rendre chez l’Hargneux, Gabriel décida d’y
aller à pied car ses feuilles de bananier commençaient à pourrir
et il n’avait pas eu le temps de les changer.
Arrivé à destination,
il fut accueilli par les aboiements furieux d’un dogue allemand,
gros comme un petit veau. Il bavait comme une bourriche d’escargots
et ses yeux hallucinés semblaient lancer des éclairs. A l’évidence
l’animal était fou.
- Au pied,
Sans-Pesticide, ordonna l’Hargneux.
Sans-Pesticide alla
s’asseoir à regret aux pieds de son maitre mais il continuait à
émettre un grognement sourd qui ne laissait pas que d’inquiéter
Gabriel.
- Tu peux le caresser,
il est très gentil, dit l’Hargneux.
Gabriel avança
timidement la main vers la bête, mais celle-ci, vive comme l’éclair,
projeta sa gueule énorme vers la main tendue qu’elle eût broyée
en un instant dans ses puissantes mâchoires si Gabriel, anticipant
la réaction de l’animal, n’avait été encore plus rapide et
n’avait retiré son poing à temps.
- C’est parce qu’il
ne te connait pas encore, conclut calmement l’Hargneux ;
d’habitude il est doux comme un agneau.
Gabriel en doutait
fortement.
Puis les deux amis qui
ne s’étaient pas vus depuis des années tombèrent dans les bras
l’un de l’autre avec émotion.
- Viens, je vais te
faire faire le tour du propriétaire.
Celui-ci était vite
fait car l’Hargneux habitait une minuscule cabane en bois couverte
de plaques en tôle ondulée rouillée. Elle ne comportait qu’une
seule pièce et une bonne partie de l’espace était occupé par de
vastes toilettes sèches. L’Hargneux en était très fier :
- Même la reine
d’Angleterre n’en a pas d’aussi belles.
Il n’y avait
évidemment ni eau courante, ni gaz ni électricité.
La première chose que
vit Gabriel en entrant, ce fut deux képis de gendarmes posés en
évidence sur la caisse à savon qui servait de table, mais il ne fit
aucun commentaire.
- Je te présente
Aglaé, ma nouvelle compagne, dit l’Hargneux.
Gabriel tourna la tête
mais ne vit personne. Puis en baissant les yeux il aperçut une
magnifique petite chèvre angora aux grands yeux romantiques frangés
de longs cils noirs recourbés.
- Mes félicitations, elle est
charmante, répondit Gabriel. D’ailleurs tu as toujours eu beaucoup
de goût.
Il ne plaisantait pas.
D’ailleurs il ne plaisantait jamais.
- Mais pourquoi dis-tu
ma nouvelle compagne ?
- L’autre, je l’ai
larguée il y a 6 mois. Elle me cocufiait avec le bouc.
- Ah ! Elle aussi
c’était … une …
Gabriel n’osait pas
finir sa phrase.
- Non, elle, c’était
une femme.
- Bon, c’est pas tout
ça, si on cassait une petite graine ? Proposa l’Hargneux.
- C’est pas de refus.
D’autant que tu n’as que de bonnes choses à me proposer, écolo
comme tu es.
- Un peu mon neveu !
Du vin élevé en biodynamie, du pain de seigle fait avec des graines
que j’ai sélectionnées moi-même parmi des variétés anciennes,
que j’ai broyées dans une meule de pierre et que j’ai fait cuire
dans un four à bois. Enfin du fromage fait avec le lait de ma chère
Aglaé. Garanti sans engrais, sans herbicide et sans pesticide. En
entendant son nom, Sans-Pesticide, qui somnolait se réveilla et se
mit à aboyer. L’Hargneux le calma d’un coup de pied bien placé.
Cependant Gabriel était
perplexe : si Aglaé donnait du lait, c’est qu’elle avait eu
un petit. Mais alors qui était le père ? Il regardait
l’Hargneux d’un air à la fois soupçonneux et dubitatif.
Ses pensées furent
interrompues par le retour de l’Hargneux qui lui versa un verre
plein à ras bord d’un liquide trouble et violacé.
Méfiant Gabriel n’en
avala qu’une gorgée. Ce qu’il but confirma ses craintes. C’était
une de ces infâmes piquettes qui vous troue l’estomac quand vous
le buvez et les chaussures quand vous le pissez.
- Ça c’est du vin !
dit l’Hargneux. Ils me font marrer avec leur Romanée-Conti.
Gabriel, lui, ça le
faisait beaucoup moins marrer : il avait l’impression qu’un
hérisson parkinsonien avait fait son nid dans son estomac.
Le fromage d’Aglaé
était à l’avenant : une odeur de bouc en rut s’en
dégageait et Gabriel en avait les larmes aux yeux.
La saveur confirmait et
même amplifiait les promesses du fumet. La bouche en feu, en voulant
éteindre l’incendie, Gabriel avala par mégarde une grande rasade
du Romanée-Conti maison. Du coup, le hérisson qui s’était un peu
assoupi se réveilla ; il se démenait comme un beau diable.
Seul le pain de seigle
semblait à peu près mangeable malgré un léger goût de plâtre.
Un peu nauséeux,
Gabriel se coucha de bonne heure.
Il fut réveillé par
une douleur épouvantable : il ressentait des brûlures dans
tout le corps comme s’il eût revêtu la tunique de Nessos.
- Ne t’inquiète pas,
j’ai ce qu’il te faut déclara l’Hargneux.
Quelques instants plus
tard il revenait avec un bol plein d’un liquide brunâtre.
- Qu’est-ce que c’est
demanda Gabriel qui commençait à se méfier des préparations
maison.
- C’est un remède
inca traditionnel qui m’a été indiqué par un vieux chamane
chilien. Ça guérit à peu près toutes les maladies.
- Qu’il y a-t-il
dedans ? Gabriel était de plus en plus inquiet.
- Du jus de chou-rave
fermenté mélangé à de l’urine de chèvre dans lequel on fait
dissoudre, par une nuit de pleine lune, des fientes de chauve souris
séchées et broyées.
L’Hargneux força
Gabriel, qui était trop faible pour résister, à avaler le contenu
du bol.
Le résultat ne se fit
pas attendre : trente secondes après il vomissait tripes et
boyaux.
L’Hargneux
triomphait :
- Tu vois, ça fait
déjà effet. Ton corps rejette tous les poisons et toutes les
toxines qu’il contenait.
Malgré ces cris de
victoire, l’état du malade ne faisait qu’empirer. Il suppliait
que l’on mît fin à ses jours.
En réalité il
souffrait de la maladie qui avait fait tant de ravages pendant tout
le moyen-âge : l’ergotisme, connu à l’époque sous le nom
de « mal des ardents ». Aussi redouté que la peste, dans
sa forme la plus sévère il se traduisait par des hallucinations,
des sensations de brûlures intenses, se terminait par une gangrène
de certains membres, et enfin par la mort.
Il est du à un
champignon qui infecte le seigle, mais ce n’est qu’au XIXème
siècle que l’on comprit l’origine de la maladie.
L’Hargneux avait fait
pousser son seigle sans précaution et le parasite avait envahi une
partie de sa récolte.
Mais Dieu dans son
infinie et d’ailleurs incompréhensible bonté eut pitié de
Gabriel et le fit remonter au ciel où il fut immédiatement guéri.
Dieu fut rétabli dans ses droits : il ne les avait d’ailleurs
jamais perdus car il n’avait fait semblant de se soumettre que pour
mieux mettre sa créature à l’épreuve.
Gabriel a renoncé à
toutes ses anciennes croyances. Le végétarien est devenu un
carnivore inconditionnel et le protecteur de la cause animale va
lui-même chasser à l’arc dans le jardin d’Eden le gibier dont
il se repait. Il est d’une adresse incroyable et il est capable de
dézinguer en plein vol un moineau à plus de cent mètres.
Toutefois un jour une
flèche perdue alla se ficher dans le gras de la fesse de Saint
Sébastien qui se fâcha tout rouge.
- Ah ! Non !
Ça va pas recommencer ! J’ai déjà donné ! Arrête de
prendre mon cul pour une cible !
Gabriel s’excusa
platement puis tenta de calmer sa mauvaise humeur en clouant au sol
un crapaud qui s’était avancé imprudemment. Il le regarda
agoniser pendant une heure et un observateur attentif aurait pu
discerner une petite lueur de sadisme dans son regard.
Deuxième
partie : Jeanne
Jeanne avait hâte de
se cultiver et d’apprendre tout ce que les hommes avaient découvert
en six cents ans. Son intelligence hors pair et sa puissance de
travail exceptionnelle lui permirent de rattraper le temps perdu. En
cinq ans elle avait réussi à obtenir un master de chimie et un
doctorat de biologie moléculaire. Elle fut ensuite embauchée par un
grand groupe de biotechnologies agricoles. Ses travaux sur la
mutagénèse ont été à l’origine de nombreuses applications qui
ont permis d’améliorer considérablement les rendements de
l’agriculture subsaharienne. Grâce à elle bien des famines ont
été évitées et on peut dire qu’elle a sauvé des milliers de
vie.
Lors d’un congrès
sur les radiations ionisantes elle fit la rencontre d’un brillant
ingénieur qui travaillait dans l’industrie nucléaire. Ce fut le
coup de foudre et ils se marièrent peu après.
Ils ont acheté une
superbe propriété non loin de la centrale nucléaire.
Passionnée de
jardinage elle y fait pousser des fruits et des légumes qui sont les
plus beaux et les plus savoureux de toute la région.
Jeanne a racheté le
fidèle Aucassin qui mène maintenant une vie paisible et
contemplative dans le fond du jardin.
Ils vécurent heureux
jusqu’à un âge avancé et eurent beaucoup d’enfants qui tous, à
part le dernier, firent une brillante carrière. En effet le plus
jeune s’engagea dans le militantisme écologique.
« Seule
l’écologie peut sauver l’humanité » répétait-il sans
cesse.
A 23 ans, il fit une
chute mortelle en tentant d’escalader le mur d’enceinte d’une
centrale nucléaire qu’il se proposait d’investir avec ses
camarades.
Le lendemain les
journaux écolos titraient : « Nouveau scandale :
le nucléaire a encore tué ».
Lors de son
enterrement, l’Hargneux qui pour une fois avait consenti à quitter
son ermitage, fit un discours sobre mais émouvant. Puis les
participants défilèrent en silence devant la tombe, et, en guise
d’hommage, chacun jeta sur le cercueil une poignée de seigle bio
que l’Hargneux avait apporté.