La véritable histoire de Jeanne la Pucelle


LA VÉRITABLE HISTOIRE DE JEANNE LA PUCELLE
petit conte anti-écolo


Jeanne est assise dans la cour de la ferme. Elle tricote des sous-vêtements avec la laine écrue de ses moutons. Il s’échappe de la pelote une odeur de suint âcre et écœurante.
Elle chantonne :
« En passant par la Lorraine avec mes moutons, (bis)
J’tricotons trois cal’çons d’laine avec mes moutons dondaine, etc.
Ça réchauffe les couillettes, avec mes moutons, (bis)
Et c’est doux à la quéquette,  avec mes moutons dondaine, etc.»

Parait l’archange Gabriel. Ses cheveux crépus sont tressés en « dreadlocks » crasseux. Ecologiste radical, il refuse d’utiliser toute matière d’origine animale : c’est pourquoi il a troqué ses magnifiques ailes en plumes de paon contre des feuilles de bananier. De temps à autre, il les secoue frénétiquement pour en faire tomber les parasites qui les grignotent. Il porte un long T-shirt qui lui descend jusqu’aux genoux. Sur la poitrine figure une tête de mort avec l’inscription : « OGM = POISON » et sur le dos est écrit : «  NON AU NUCLÉAIRE ! » De ses sandales en raphia tressé émergent des orteils douteux terminés par des ongles griffus et noirâtres.
Il la hèle :
- Jeanne, Jeanne !
Jeanne lui jette un regard torve :
- Toi, le traine-savate, tire-toi ou je lâche les chiens.
- Eh ! Oh ! La gamine, parle-moi meilleur.
Il se rengorge d’un air fat :
- Je suis l’archange Gabriel.
- Et moi je suis l’archevêque de Paris.
Gabriel qui n’a aucun sens de l’humour prend tout pour argent comptant.
- Excusez-moi, Monseigneur. Je savais que vous aimiez vous travestir mais là, vraiment, je ne vous avais pas reconnu.
Ravie de sa plaisanterie, Jeanne se tord de rire.
- Crétin, je déconnais… Mais qu’est-ce qui me prouve que tu es bien un archange? Les archanges ont de vraies ailes en vraies plumes. Ils ont de beaux cheveux blonds, soyeux, gracieusement bouclés et impeccablement coiffés. Ils sont habillés de belles chemises de nuit de lingerie fine qui leur descend jusqu’aux chevilles. Enfin, ils ont les pieds propres, eux.
Gabriel n’est pas déconcerté pour autant, il sort un parchemin : sur le coin supérieur gauche, une miniature représente son visage avec une ressemblance parfaite. Il est écrit en lettres gothiques :

Je, soussigné Dieu, créateur du Ciel et de la Terre, habitant au Paradis, certifie que le dénommé Gabriel est archange assermenté de première classe.

Signé : Dieu, père et fils depuis toute éternité.

Puis pour montrer ses pouvoirs surnaturels, d’un battement de feuille de bananier il prend son envol et effectue quelques gracieux loopings au-dessus de Jeanne.

Cette fois, Jeanne est convaincue.

- Bon, admettons. Mais la dernière fois que tu as rôdé autour d’une vierge, elle est tombée en cloque dans des circonstances suspectes. N’essaie pas de me faire le même coup.
- Rassure-toi, je viens te confier une grande mission. Mais il va te falloir quitter Domrémy.
- Youppie ! Je vais enfin pouvoir partir de ce bled pourri. Enfin je vais pouvoir bouffer autre chose que des choux-raves. Des choux-raves le matin, le midi, le soir ; étuvés, frits, rôtis, bouillis, braisés. Ras-le-bol des choux-raves!
- Tu as tort. C’est un légume excellent pour la santé : il est scientifiquement prouvé qu’il guérit les ulcères gastriques et duodénaux, les inflammations intestinales, les infections urinaires et la gueule de bois
Mais il faut bien sûr n’utiliser que des engrais naturels. Quel fumier utilises-tu ?
- La merde. Tous les matins je vide tous les pots de chambre de la ferme dans le potager.
- C’est ce qu’il y a de mieux.
- Tu parles ! Les choux-raves se nourrissent de notre merde et nous, nous mangeons les choux-raves. Moralité : ceux que vais manger à midi ont déjà été digérés et chiés plus de cent fois.
Gabriel est, c’est le cas de le dire, aux anges.
- Merveilleux. Le recyclage intégral. Aucun déchet, aucune pollution. Le Graal de l’écologie.
Jeanne, ironique :
- « En somme ta philosophie, c’est celle de la chanson :

« Vivre sans souci
Boir' du purin, manger d' la merde
C'est le seul moyen
De ne jamais mourir de faim
O merde, merde divine!
Toi seule a des appas
La rose a des épines
Toi, merde, tu n'en as pas. »

Gabriel ne saisit toujours pas la plaisanterie :
- C’est un peu simpliste, mais ce n’est pas idiot.
Jeanne, revient au point de départ de la discussion :
- J’ai déjà hâte de partir en guerre contre les Anglais: ah ! L’exaltation des combats dans la fureur et le bruit ! Le choc des épées contre les armures ; le râle des ennemis agonisants ; les veillées d’armes avec les preux chevaliers au regard d’acier, beaux comme des dieux. Ici il n’y a plus un homme baisable depuis bien longtemps : ils sont tous morts ou enrôlés de force dans l’armée. Il ne reste plus que l’idiot du village et il est tellement laid que même les chèvres s’enfuient quand il s’approche. Parfois, néanmoins il arrive à en attraper une et on entend des bêlements plaintifs jusqu’à l’autre bout du village.
- De toute façon, que ce soit les femmes ou les chèvres, elles font toujours des manières, répond Gabriel, qui est profondément misogyne et qui pour sa part préfère les angelots frisottés, dodus et fessus.
Jeanne ne relève pas et poursuit son idée :
- Ah ! Je voudrais déjà être au cœur de la bataille.
Elle scande : Dans le fion les Bourguignons ! Dans les miches les Engliches !
- Je crois qu’il y a un léger malentendu. Il ne s’agit pas d’aller faire la guerre, ni d’un simple voyage dans l’espace, mais également d’un voyage dans le temps : là ou je t’emmène les évènements ont passé beaucoup plus rapidement qu’ici, et apprête-toi à faire un saut de six siècles dans le futur.

Jeanne ne semble pas autrement étonnée. Vivant dans un monde où règne le surnaturel, où un dieu immanent intervient sans cesse dans les affaires humaines, pour elle tout est possible.
- Mais alors, pourquoi m’emmènes-tu ?
- Je dois d’abord t’expliquer qu’au Ciel il y a eu pas mal de changements en six cents ans : tout a commencé au début du dix-septième siècle lorsqu’un individu inspiré par le Malin, un dénommé Galilée, a publié des écrits hérétiques contredisant les Saintes Écritures.
- Il n’y avait qu’à le torturer jusqu’à ce qu’il avoue ses crimes avant de le brûler vif. Cela arrive tous les jours et je ne vois pas où est le problème.
- Tu as parfaitement raison. Malheureusement, la hiérarchie catholique, pape en tête, a fait preuve d’un laxisme et d’une faiblesse inconcevables. Non seulement le gredin n’a été ni torturé ni brûlé, mais de plus il n’a même pas été emprisonné dans une geôle sordide où il serait mort rapidement. Non ! Monsieur a été assigné à résidence dans sa luxueuse villa où il pouvait recevoir des visites, et où il s’est éteint tranquillement à un âge avancé.
- Mais c’est scandaleux ! Et personne n’a réagi ?
- Hélas non. Et le plus beau, c’est qu’au vingtième siècle le pape lui-même a fait amende honorable et a reconnu que c’est l’imposteur qui avait raison !
- On croit rêver !
- Mais la période la plus sombre de cette hérésie galiléenne a commencé au dix-huitième siècle avec le développement anarchique d’une secte satanique se réclamant de la doctrine de Galilée. Pour eux la connaissance ne vient pas des textes sacrés, mais de l’homme lui-même en s’appuyant sur la raison, les mathématiques et l’expérience. Pour asseoir leur pouvoir en impressionnant les populations, ils ont inventés tout un tas d’appareils diaboliques inutiles et même néfastes mais qui plaisaient fort à la populace. Ils s’intitulèrent pompeusement « scientifiques », mais nous autres, par manière de dérision, les appelons « scientistes ».
Pour enrayer cette dérive inacceptable j’ai donc du prendre le pouvoir au Ciel et destituer cette Sainte Trinité laxiste et collaborationniste.
J’ai cependant gardé l’idée, qui avait fait ses preuves, d’un Dieu en trois personnes. La nouvelle Trinité se compose de : « Écologie », « Développement-Durable » et « Économie-Sociale-et-Solidaire ».
J’ai également conservé l’essentiel de l’ancienne idéologie moyenâgeuse : la vérité se trouve dans les textes sacrés et non dans les travaux de soi-disant savants, pour la plupart corrompus, et qui sous couvert d’une prétendue objectivité ne font que servir les intérêts du grand capital.
La seule différence réside dans le vocabulaire : on ne parle plus de Dieu, mais de la Nature. Ainsi, il ne faut plus dire : « tout ce Dieu a créé est parfait », mais « tout ce qui vient de la Nature est parfait, tout ce qui vient de l’Homme est mauvais ».
Par ailleurs l’ancienne religion catholique continue d’exister, mais elle est en perte de vitesse, et la religion écologiste, qui compte de plus en plus d’adeptes, l’aura bientôt dépassée.

Jeanne ne comprend pas grand-chose à ce jargon.

- Mais que sont devenus le Père, le Fils et le Saint-Esprit ?
- Ils se sont reconvertis : Le Fils a ouvert une boulangerie écolo, à l’enseigne de « La Multiplication des Pains » qui marche le feu de Dieu. Le Père dirige une ferme bio dans le jardin d’Eden. Il y cultive des fruits et des légumes garantis sans pesticides et sans herbicides car les mauvaises herbes et les nuisibles sont éliminés par le Saint-Esprit grâce à son opération.
Jeanne, soupçonneuse :
- J’espère qu’il ne fait pas pousser de choux-raves.
- Si, c’est même l’essentiel de sa production.
- Ah, je vois, c’est la nourriture pour les damnés.
- Mais pas du tout. Au contraire seuls les élus ont le droit d’en manger. Ceux qui sont en enfer les regardent avec convoitise s’en délecter mais n’ont pas le droit de goûter ce légume divin: c’est leur punition.
- Dans ces conditions, je préfère être damnée. Plutôt être brûlée vive comme sorcière que de bouffer cette merde pendant l’éternité. Mais assez discuté, il est temps de partir.

En un rien de temps, elle a sellé son fidèle Aucassin, un solide cheval de trait, peu fait pour les pointes de vitesse, mais d’une endurance et d’une docilité à toute épreuve. Sur le côté elle a arrimé son mince balluchon.
Quelques minutes plus tard, elle trottine au milieu de la forêt tandis que Gabriel volète à ses côtés. De temps en temps, il plonge en piqué sur le sol pour cueillir quelques feuilles de pissenlit ou ramasser un gland qu’il mâchouille avec des mines de chatte.
Soudain un long hurlement se fait entendre au loin : «  Hououu ! Hououu !  ».
Aussitôt Jeanne pique des deux et s’enfonce sous la ramée en criant : « Au leu ! Au leu ! ».
Dix minutes plus tard elle revient triomphalement, la dépouille d’un énorme loup en travers de l’encolure du cheval.
Mais Gabriel, loin de la féliciter, l’insulte violemment. Son visage, d’ordinaire blême, est cramoisi. Les veines de son cou sont enflées de façon inquiétante. Il éructe en crachant d’énormes postillons gluants et verdâtres, mélange de salive et de pissenlit mâché :
- Assassine, criminelle, salope, pétasse, truie immonde! Comment as-tu pu commettre un meurtre aussi horrible ?
Jeanne n’y comprend rien :
- Un meurtre? Pour un monstre qui se repaît de la chair de mes tendres agneaux et qui a plus de sang humain sur la conscience que le plus cruel des écorcheurs. Tu déconnes grave, l’archange.
- Sombre idiote, tu n’as donc pas compris que tous les êtres vivants interagissent entre eux à l’intérieur d’une même chaîne. Brise un maillon et tout s’écroule. Le loup participe à l’équilibre général. Il s’attaque de préférence aux animaux malades ou qui prolifèrent trop. Supprime le loup et tous les animaux deviendront chétifs, anémiés ou se reproduiront de manière anarchique et deviendront dégénérés.
- Je vais te raconter ce qui est arrivé chez nous il y a quelques années. Il y avait dans le village un adorable petit garçon de sept ans nommé Jehan. Joli comme un cœur, toujours souriant, chantant du matin au soir, c’était la mascotte du village. Un jour il est parti cueillir des mûres dans la forêt. Le soir, il n’était toujours pas rentré. Les habitants du village l’ont cherché toute la nuit avec des torches, sans succès. Le lendemain, on a trouvé son corps à moitié dévoré. Sa mère est devenue folle et son père s’est pendu. Tout le monde était bouleversé. Même le curé, qui n’est pourtant pas un tendre pleurait à chaudes larmes. Il est vrai qu’il éprouve une tendresse toute particulière pour les enfants, à l’exception des petites filles.
Tous les hommes des alentours se sont alors réunis et pendant plusieurs mois ils ont organisé des battues jusqu’à 10 lieues à la ronde. Ils ne se sont arrêtés que lorsqu’ils ont été sûrs que tous les loups avaient été exterminés. En effet à partir de ce jour il n’y a plus eu aucune attaque, au grand soulagement de tous. Et je peux te dire que la catastrophe que tu annonçais n’a pas eu lieu : le gibier n’a jamais été aussi abondant ni aussi sain.
Mais la mauvaise foi de Gabriel n’a d’égale que sa sottise :
- Et qui te dit que le petit Jehan n’était pas porteur de la peste noire ? En le supprimant, le loup a peut-être sauvé le village entier d’une mort atroce.
Jeanne se contente de hausser les épaules.
Ils cheminent en silence pendant quelques minutes.
Puis Jeanne interroge Gabriel :
- Tu ne m’as toujours pas dit quelle mission tu voulais me confier
- Tu seras notre porte-parole. Tu es jeune, jolie, très charismatique et tu as l’art d’enflammer les foules. De plus tu pourras parler mieux que personne de l’âge d’or pendant lequel tu as vécu, avant ce qu’ « ils » appellent la civilisation industrielle.
- Un âge d’or ? Tu délires. Jamais l’humanité n’a connu une période aussi sombre. Depuis plusieurs dizaines d’années nous vivons une guerre terrible contre les Anglais à laquelle s’est ajoutée la guerre civile entre Bourguignons et Armagnacs. Les soldats des trois camps vivent sur l’habitant, au sens figuré, et sur l’habitante, au sens propre, pillant, massacrant, violant, torturant sans faire de distinction entre les amis et les ennemis. Un voyageur, assez inconscient pour s’aventurer sur les chemins, risque d’être rançonné le matin par les Anglais, torturé à midi par les Armagnacs et achevé le soir par les Bourguignons.
Pendant les trêves, c’est encore pire : les soldats ne sont plus payés et, livrés à eux-mêmes, ils n’obéissent qu’à leurs chefs choisis parmi les plus barbares et les plus cruels, et leurs exactions redoublent.
Un âge d’or ? Quand les paysans travaillent comme des bêtes du lever au coucher du soleil sans jamais être surs de pouvoir nourrir leur famille, tant les catastrophes sont fréquentes : en plus des moissons pillées ou incendiées par les soldats, il y a les sécheresses où les grains ne lèvent pas, les pluies qui font pourrir les récoltes, la grêle qui hache le blé en herbe. Quand par hasard aucune de ces calamités ne se produit, ce sont les parasites, les insectes et les rongeurs qui achèvent le ruiner le peu qui reste.
Un âge d’or ? Quand les femmes qui travaillent aussi dur que les hommes dans les champs doivent en plus élever une nombreuse marmaille. Rabaissées au rang de poules pondeuses elles doivent mettre au monde au moins six à huit enfants rien que pour assurer le renouvellement de la population, tant la mortalité infantile est élevée. Beaucoup meurent d’ailleurs en couches.
Un âge d’or ? Quand n’importe qui, sur une simple dénonciation peut être mis à la question et brûlé vif soit comme hérétique soit comme sorcier ou sorcière.

- Tu exagères. Lorsque tu auras vu l’état lamentable dans lequel se trouvent la France et les Français dans six cents ans, tu changeras d’avis et tu regretteras la douceur de vivre de ton beau moyen-âge.

- J’en doute fort et je ne peux imaginer pire que l’époque que selon toi je vais quitter.
Après avoir parcouru encore quelques kilomètres ils arrivèrent à la lisière de la forêt.

- A partir d’ici, nous entrons dans l’âge maudit, le XXIème siècle, dit Gabriel.

La première chose que vit Jeanne fut une route nationale sur laquelle circulaient quelques voitures. Jeanne fut d’abord effrayée, puis intriguée :
- Je ne vois pas les chevaux qui tirent ces choses, et de plus aucun cheval ne peut galoper à une telle vitesse. Sont-ce des objets ou des animaux d’une espèce inconnue ? Gabriel lui expliqua que c’étaient des objets, des engins du diable mus par des moteurs.
Jeanne ne savait pas ce qu’est un moteur. Pour sa part Gabriel ne connaissait d’autre moyen de locomotion que la feuille de palmier et n’avait que des connaissances anciennes et très lacunaires en mécanique. Il eu du mal à lui expliquer le principe du moteur à explosion. Il confondait les bielles et les pistons, il parlait de delcos, de vis platinées, de carburateurs, de gicleurs.

- Mais ces choses consomment-elles de l’avoine ?

Gabriel sourit de sa naïveté.
- Hélas non. Pour fonctionner il leur faut un liquide spécial appelé pétrole et qu’on ne trouve que dans des contrées lointaines. Mais le problème est que ce pétrole rejette un gaz éminemment nocif qui réchauffe le climat. Ainsi en seulement quelques années il y aura à Domrémy le même climat qu’en Provence.
- Doux Jésus, quelle merveille ! Chez nous le froid est une calamité : l’hiver le vin gèle dans les cruches, on ne compte plus les mendiants morts de froid le long des routes, et lorsque le froid est trop vif, les arbres fruitiers et même les vignes ne résistent pas au gel.
Gabriel, rompu aux arcanes de la rhétorique, ne répondit pas à l’argument mais contrattaqua sur un terrain où il se sentait plus à l’aise :
- Et les ours blancs, hein ! Qu’est-ce que tu en fais des ours blancs ?
- J’ignorais qu’il existât des ours blancs, et je ne vois pas où tu veux en venir.
- Dans les pays tout au nord de la terre, il y a des glaces éternelles sur lesquelles vivent des ours blancs. Si ces glaces fondent, les ours blancs vont disparaitre.
- Il y-a-t-il beaucoup d’habitants dans ces régions ?
- Pratiquement aucun.
- Eh bien premièrement je me contrefous de ce qui se passe dans des pays où je n’irai jamais et où personne n’habite. Deuxièmement les ours sont des bêtes sauvages encore plus dangereuses que les loups, et c’est une bénédiction s’ils sont éliminés.
Tout ce que je vois c’est qu’on peut, en tout confort aller de Domrémy à Metz en moins d’une heure, que cela aidera à rendre la Lorraine un véritable jardin d’Eden au climat enchanteur, et qu’en plus on éradiquera les bêtes fauves dans des pays lointains.
Gabriel est excédé :
- Tu n’as pas plus de conscience écologiste qu’un piaf trisomique !

Ils arrivèrent dans un village où les touristes affluaient.
Jeanne s’adressa à l’un deux d’eux, un grand rouquin aux yeux bleus délavés, rouge comme un homard des coups de soleil qu’il avait reçus.
- Bonjour mon brave, dans quelle ville sommes-nous ?
- I beg your pardon ?
- Que dit-il ? Demanda Jeanne à Gabriel.
- C’est un Anglais.
En un tournemain Jeanne avait dégainé la lourde épée qui pendait à ses côtés et avec une vigueur étonnante pour une aussi frêle jeune fille, elle décapita d’un seul coup l’Anglais dont la tête alla rouler à dix mètres. Tandis que la foule se scindait en deux pour accourir qui du côté du corps, qui du côté de la tête, Gabriel se précipita sur Jeanne :
- Dépêche-toi, partons d’ici en vitesse.
Jeanne sauta sur Aucassin et partit au galop suivie par Gabriel qui volait à tire-de-bananier.
Arrivés à deux kilomètres du village, Gabriel lui fit signe de s’arrêter.
- Peux-tu m’expliquer ce qui ce passe ? Demanda Jeanne
- Il se passe que tu as tué un homme et que tu risques la prison. Et moi aussi, comme complice.
- Mais cet homme était un Anglais. Serions-nous en territoire bourguignon ?
- Non, mais cela fait plusieurs siècles que nous sommes en paix avec les Anglais qui sont nos alliés, sinon nos amis.
- Alors explique-moi : tu sembles beaucoup moins en colère que lorsque j’avais tué le loup. Serait-il moins grave de tuer un Anglais que de tuer un loup ?
- En effet il est beaucoup moins grave de tuer un homme, quel qu’il soit, que de tuer un loup. Le loup est une créature de la Nature, l’Homme une créature malfaisante.
Jeanne ne semblait pas convaincue.
Gabriel revint à des considérations plus terre-à-terre. Une jeune fille à cheval, en armure, accompagnée par un hippy volant aux ailes en feuilles de bananier, qui plus est recherchés par la police, ne passeraient certainement pas longtemps inaperçus. A son grand regret, Jeanne dut donc laisser Aucassin dans un haras. Elle dut également s’habiller d’une tenue plus discrète. Pour sa part Gabriel cacha ses feuilles de bananier sous son T-shirt.
Puis ils poursuivirent leur périple. Jeanne aurait bien aimé voyager en voiture, mais ni l’un ni l’autre n’avait son permis. Ils se contentèrent donc de prendre des autocars. Jeanne s’émerveillait de tout ce qu’ils rencontraient.
- As-tu vu ce magnifique champ de froment ? Je me demande combien il peut produire.
Gabriel, agacé par les questions de Jeanne répondit avec réticence :
- Peut-être 1000 boisseaux par acre.
- 10 fois plus que chez nous ! Mais alors, il n’y a plus ni famine ni disette ?
- Non, mais c’est beaucoup plus grave, dit Gabriel de façon énigmatique.
Jeanne ne comprenait pas ce qui était plus grave que de mourir de faim.
- En plus je ne vois ni mauvaise herbe ni insecte ravageur.
Gabriel crut reprendre la main :
- Bien sur, ces blés sont farcis de substances toxiques qui ne se contentent pas de détruire ce qu’on appelle à tort les mauvaises herbes et les nuisibles, mais qui sont également des poisons pour l’homme.
- Tu veux dire que dès que l’on mange ce froment, on meure immédiatement. Quel est le fol qui consommerait ce poison ?
- C’est beaucoup plus insidieux. Le poison diffuse lentement dans l’organisme, et dès que l’on atteint 90 ou 95 ans, crac ! Mort subite sans aucune explication.
- Tu veux dire qu’il y a des gens qui vivent jusqu’à 90 ou 95 ans ? Chez nous, quelqu’un qui a dépassé 50 ans est presque un miraculé.
Gabriel était exaspéré et commençait à se demander s’il avait eu raison de choisir Jeanne pour défendre sa cause.
Cependant Gabriel jouissait d’un avantage considérable sur Jeanne ; elle était totalement inculte, ne savait même pas lire et ignorait tout de ce qui s’était passé pendant six siècles. Gabriel en abusait en inventant de toutes pièces des informations parfaitement fausses. Jeanne n’avait d’autres armes que son solide bon sens paysan avec lequel elle arrivait néanmoins à mettre assez souvent Gabriel en difficulté. Les choses changèrent lorsque Jeanne eut appris à lire. Gabriel ne savait pas comment elle avait fait, mais au bout de trois mois elle savait lire et écrire couramment. Toutefois Gabriel surveillait de près ses lectures et elle n’avait droit qu’à des lectures édifiantes : « OGM, chronique d’une catastrophe annoncée », « Herbicides et pesticides, les deux poisons qui nous menacent », « Réchauffement climatique, la machine s’est emballée », « La face cachée de l’industrie agro-alimentaire », etc.
Puis elle découvrit Internet et ses innombrables possibilités. Au début elle eut du mal à faire le tri entre les informations sérieuses et les sites délirants, mais elle apprit rapidement à faire la distinction, rien qu’à la forme. Sa soif de savoir était insatiable, et bientôt sa culture fut supérieure à celle de la plupart des Français. Désormais elle était armée pour tenir tête à Gabriel.
Jeanne s’émerveillait de ce qu’en appuyant sur un bouton, on pût faire jaillir une lumière aussi intense que la lumière du jour.
- Tu ne vois pas l’envers du décor, répondit Gabriel. Car pour produire cette électricité que tu admires tant, on utilise des centrales nucléaires qui sont des bombes à retardement. Le dernier accident a eu lieu au Japon, à Fukushima et il a fait plus de 17000 morts.
- Tu mens comme tu respires. Ces 17000 morts sont uniquement dus au tsunami. Sans vouloir minimiser la gravité de l’accident nucléaire, il n’a, à ma connaissance, pas fait le moindre mort.
- Ça c’est la thèse officielle. Pour des raisons d’intérêt d’économique, on nous a caché la vérité.
- Toujours la bonne vieille théorie du complot. As-tu des informations confidentielles pour étayer ta thèse ?
- Nous en reparlerons dans quelques années quand les enfants mourront par dizaines d’un cancer de la thyroïde.
- Avec vous, les écolos, la catastrophe est toujours pour demain.

Jeanne admirait tout de la vie moderne et ne pouvait s’empêcher de faire la comparaison avec les conditions sordides dans lesquelles elle avait vécu auparavant: les logements inondés de lumière grâce à de larges fenêtres aux verres tellement transparents qu’on les remarquait à peine ; elles avaient remplacé les étroites ouvertures fermées par des toiles huilées qui laissaient les maisons dans la pénombre même en plein midi. Dès que la nuit tombait, il suffisait d’appuyer sur un bouton pour retrouver un éclairage presqu’aussi intense que celui du jour.
Finies les corvées où il fallait aller chercher l’eau du puits et rapporter des seaux si lourds qu’ils vous brisaient les reins. En tournant une simple manette, l’eau arrivait directement dans la maison. Comble de raffinement, il était même possible d’avoir de l’eau chaude.
La terre battue qui retenait tous les détritus et où la nuit les rats menaient une sarabande infernale avait fait place à un carrelage immaculé.
Les lits étaient mille fois plus doux que la paille la plus fine et nulle puce, pou ou punaise ne venait vous tourmenter la nuit.
Dès que le temps fraichissait, il suffisait de tourner un bouton et une douce tiédeur printanière envahissait les pièces ; l’eau ne gelait plus dans les bassines.
Plus de corvées de lessive qui laissaient de cruelles gerçures, surtout l’hiver quand il gelait à pierre fendre : une boîte magique s’en chargeait et le linge ressortait aussi propre que s’il eût été neuf. Il en était de même pour laver la vaisselle qui, par ailleurs était faite d’une sorte de poterie si blanche et si fine que même le roi n’en avait pas de semblable.
La France produisait suffisamment de nourriture pour subvenir largement aux besoins de la population, et les grandes famines qui décimaient régulièrement la population n’étaient plus qu’un lointain souvenir.
Les grandes épidémies avaient été éradiquées depuis longtemps et il y avait des siècles que personne n’était mort de la peste.
La mortalité infantile était très faible et très rares étaient les femmes qui mouraient en couches. Dès lors il suffisait que les femmes aient en moyenne un peu plus de deux enfants pour assurer le renouvellement de la population. Ces innombrables familles de 10 enfants et plus, qui laissaient les femmes épuisées, et qui connaissaient un deuil cruel presque tous les ans n’étaient plus qu’un lointain souvenir.
Le soir, il était possible d’assister à un spectacle que l’on pouvait choisir parmi de nombreux autres, bien installé chez soi : une sorte de fenêtre s’allumait comme par magie et l’on avait l’impression d’être au milieu des acteurs. Jeanne regrettait toutefois que la qualité des programmes ne fût pas à la hauteur du génie des hommes qui avaient mis au point cette invention.
L’homme avait enfin réalisé le vieux rêve d’Icare et l’on pouvait dorénavant voler au-dessus des nuages à une vitesse qui défiait l’entendement.
Jeanne en avait parfois le vertige et se demandait si toutes ces merveilles ne relevaient pas de la magie.
Évidemment Gabriel s’engouffrait dans la brèche :
- Je me tue à te répéter que toutes ces inventions sont diaboliques et l’humanité en paiera le prix. Mais cette catastrophe annoncée ne se produira pas dans un autre monde et dans un temps indéfini, mais bel et bien dans ce bas-monde et sans doute beaucoup plus tôt que l’on ne croit.
Mais Jeanne se reprenait rapidement et comprenait que toutes ces innovations reposaient sur des savoirs solidement établis qui ne devaient rien à de quelconques pouvoirs occultes.
Elle ne cessait de se disputer avec Gabriel et leurs discussions se terminaient par des insultes de plus en plus violentes.
Un jour où Jeanne avait osé défendre les OGM, Gabriel décida que la situation n’était plus tenable : il fallait absolument se débarrasser de cette salope.
Gabriel avait fondé un mouvement clandestin, l’OER, Organisation Écologiste Révolutionnaire qui avait pour but de pratiquer l’entrisme dans les principaux partis politiques avec l’espoir de s’emparer du pouvoir à long terme.
Le siège de cette organisation était situé à Rouen, Place du Marché, et son secrétaire général, un certain Pierre Cauchon, un homme de paille de Gabriel, lui était entièrement dévoué.
Or Jeanne et Gabriel passaient justement par Rouen et l’archange pensa qu’il serait judicieux de traduire la jeune fille devant le tribunal d’exception de l’OER.
Le procès était de pure forme puisque Gabriel décidait de tout.
Après avoir prononcé son réquisitoire, il fit un rapide tour de table pour demander la peine qu’il convenait d’infliger à Jeanne.
- La mort
- La mort
- La mort
- Des sévices sexuels épouvantables, genre bunga-bunga, dit un vieillard libidineux à tête de crapaud en passant une langue visqueuse sur ses grosses lèvres violacées. Et si vous ne trouvez pas de volontaire, je veux bien…
- Suivant, dit Gabriel en lui coupant la parole.
- La mort
La mort fut donc votée à l’unanimité moins une voix.
Restait à déterminer le mode opératoire. Les avis divergeaient : la pendaison, trop compliquée, le peloton d’exécution nécessitait trop de personnes, l’injection létale de produits chimiques n’était pas écologique, etc.
- Mais avant la mort, bunga-bunga coassait le crapaud à intervalles réguliers. Et si vous ne trouvez pas de volontaire, je veux bien…
Ce fut Gabriel qui trancha :
- MIPNB !
Un vent d’effroi souffla sur l’assistance.
MIPNB ! C’était la torture la plus atroce jamais imaginée. La MIPNB, ou Mort par Ingestion de Produits Non Biologiques, consistait à faire mourir lentement le condamné en lui faisant avaler les produits les plus nocifs : plantes OGM assaisonnées à l’huile de palme, volaille élevée en batterie, pain riche en gluten, légumes gorgés d’engrais, de pesticides et d’herbicides, etc.
Mais personne n’osait discuter les décisions de Gabriel.
Par application du principe de précaution, et pour éviter toute contamination, le préposé chargé de préparer ces plats mortifères portait un masque de chirurgien et des gants en caoutchouc.
Jeanne ne comprenait pas ce qui lui arrivait. Elle était enfermée dans une pièce obscure dont toutes les ouvertures avaient été soigneusement bouchées.
Tous les jours, Gabriel venait constater l’évolution de l’état de santé de la condamnée.
Or, à sa grande surprise et à son grand désappointement, non seulement elle ne dépérissait pas mais au contraire elle semblait prospérer. Elle affichait même une santé insolente. Habituée aux choux-raves familiaux et n’ayant aucune expérience de la bonne chère, tout lui semblait délicieux. Il lui arrivait même de demander une double ration de poulet aux hormones. Gabriel enrageait.
La frêle adolescente se transformait peu à peu en une robuste jeune fille : elle avait maintenant des bonnes joues rebondies de paysanne, ses formes s’arrondissaient et sa petite chemise de coutil avait du mal à contenir une opulente poitrine.
Si ces changements faisaient le désespoir de Gabriel, il n’en était pas de même de son geôlier, un adolescent timide, rougeaud et boutonneux.
Il avait du mal à détourner son regard du corsage de sa prisonnière ; ses yeux semblaient jaillir de leur orbite comme ceux du loup de Tex Avery, tandis que sa braguette parvenait difficilement à dissimuler son émoi.
Jeanne avait remarqué son attitude et comptait bien en tirer parti.
- Dis voir, beau damoiseau, ça te plairait de passer la nuit avec moi ? En échange, je te demanderai seulement de laisser la porte de ma cellule ouverte demain matin
Le beau damoiseau faillit se trouver mal.
Au petit matin Jeanne avait perdu son pucelage mais regagné sa liberté.


ÉPILOGUE
Première partie : Gabriel


Perturbé et contrarié par ces évènements, Gabriel décida de se reposer quelques jours au calme. Justement son ami Thibault Collion, un ancien soixante-huitard, s’était retiré dans le Larzac où il menait une existence érémitique à deux kilomètres de la plus proche habitation.
Malheureusement Thibault n’avait pas le téléphone et Gabriel ne connaissait que le nom du village le plus proche, Lavaucelles. Bah ! Il se renseignerait sur place.
Mais arrivé à Lavaucelles aucun des habitants ne connaissait de Thibault Collion. Heureusement la patronne du bistrot sur la place du village était mieux renseignée que la CIA et la NSA réunies.
- Thibault Collion ? Ici on l’appelle l’Hargneux à cause de son caractère avenant, lui répondit-elle dans une spirituelle antiphrase. C’est une sorte de cinglé qui vit seul au milieu des bois avec ses chèvres et son gros chien. Il ne parle à personne et ne vient au village que pour vendre ses fromages et acheter quelques denrées.
Mais je vous préviens il n’aime pas beaucoup les visites. Il y a trois ans deux gendarmes sont allés enquêter chez lui. Quelques jours après on a retrouvés leurs corps à moitié dévorés. L’enquête a été vite bouclée car les flics n’avaient pas très envie de s’attarder chez l’Hargneux et son molosse. On a conclu à une attaque de chiens errants, ce qui n’a convaincu personne.
Dernier conseil : il a le vin mauvais et vous avez intérêt à arriver chez lui de bonne heure, avant qu’il ne soit bourré.

Muni d’instructions précises pour se rendre chez l’Hargneux, Gabriel décida d’y aller à pied car ses feuilles de bananier commençaient à pourrir et il n’avait pas eu le temps de les changer.
Arrivé à destination, il fut accueilli par les aboiements furieux d’un dogue allemand, gros comme un petit veau. Il bavait comme une bourriche d’escargots et ses yeux hallucinés semblaient lancer des éclairs. A l’évidence l’animal était fou.
- Au pied, Sans-Pesticide, ordonna l’Hargneux.
Sans-Pesticide alla s’asseoir à regret aux pieds de son maitre mais il continuait à émettre un grognement sourd qui ne laissait pas que d’inquiéter Gabriel.
- Tu peux le caresser, il est très gentil, dit l’Hargneux.
Gabriel avança timidement la main vers la bête, mais celle-ci, vive comme l’éclair, projeta sa gueule énorme vers la main tendue qu’elle eût broyée en un instant dans ses puissantes mâchoires si Gabriel, anticipant la réaction de l’animal, n’avait été encore plus rapide et n’avait retiré son poing à temps.
- C’est parce qu’il ne te connait pas encore, conclut calmement l’Hargneux ; d’habitude il est doux comme un agneau.
Gabriel en doutait fortement.
Puis les deux amis qui ne s’étaient pas vus depuis des années tombèrent dans les bras l’un de l’autre avec émotion.
- Viens, je vais te faire faire le tour du propriétaire.
Celui-ci était vite fait car l’Hargneux habitait une minuscule cabane en bois couverte de plaques en tôle ondulée rouillée. Elle ne comportait qu’une seule pièce et une bonne partie de l’espace était occupé par de vastes toilettes sèches. L’Hargneux en était très fier :
- Même la reine d’Angleterre n’en a pas d’aussi belles.
Il n’y avait évidemment ni eau courante, ni gaz ni électricité.

La première chose que vit Gabriel en entrant, ce fut deux képis de gendarmes posés en évidence sur la caisse à savon qui servait de table, mais il ne fit aucun commentaire.

- Je te présente Aglaé, ma nouvelle compagne, dit l’Hargneux.
Gabriel tourna la tête mais ne vit personne. Puis en baissant les yeux il aperçut une magnifique petite chèvre angora aux grands yeux romantiques frangés de longs cils noirs recourbés.
- Mes félicitations, elle est charmante, répondit Gabriel. D’ailleurs tu as toujours eu beaucoup de goût.

Il ne plaisantait pas. D’ailleurs il ne plaisantait jamais.
- Mais pourquoi dis-tu ma nouvelle compagne ?
- L’autre, je l’ai larguée il y a 6 mois. Elle me cocufiait avec le bouc.
- Ah ! Elle aussi c’était … une …
Gabriel n’osait pas finir sa phrase.
- Non, elle, c’était une femme.
- Bon, c’est pas tout ça, si on cassait une petite graine ? Proposa l’Hargneux.
- C’est pas de refus. D’autant que tu n’as que de bonnes choses à me proposer, écolo comme tu es.
- Un peu mon neveu ! Du vin élevé en biodynamie, du pain de seigle fait avec des graines que j’ai sélectionnées moi-même parmi des variétés anciennes, que j’ai broyées dans une meule de pierre et que j’ai fait cuire dans un four à bois. Enfin du fromage fait avec le lait de ma chère Aglaé. Garanti sans engrais, sans herbicide et sans pesticide. En entendant son nom, Sans-Pesticide, qui somnolait se réveilla et se mit à aboyer. L’Hargneux le calma d’un coup de pied bien placé.

Cependant Gabriel était perplexe : si Aglaé donnait du lait, c’est qu’elle avait eu un petit. Mais alors qui était le père ? Il regardait l’Hargneux d’un air à la fois soupçonneux et dubitatif.
Ses pensées furent interrompues par le retour de l’Hargneux qui lui versa un verre plein à ras bord d’un liquide trouble et violacé.
Méfiant Gabriel n’en avala qu’une gorgée. Ce qu’il but confirma ses craintes. C’était une de ces infâmes piquettes qui vous troue l’estomac quand vous le buvez et les chaussures quand vous le pissez.
- Ça c’est du vin ! dit l’Hargneux. Ils me font marrer avec leur Romanée-Conti.
Gabriel, lui, ça le faisait beaucoup moins marrer : il avait l’impression qu’un hérisson parkinsonien avait fait son nid dans son estomac.
Le fromage d’Aglaé était à l’avenant : une odeur de bouc en rut s’en dégageait et Gabriel en avait les larmes aux yeux.
La saveur confirmait et même amplifiait les promesses du fumet. La bouche en feu, en voulant éteindre l’incendie, Gabriel avala par mégarde une grande rasade du Romanée-Conti maison. Du coup, le hérisson qui s’était un peu assoupi se réveilla ; il se démenait comme un beau diable.
Seul le pain de seigle semblait à peu près mangeable malgré un léger goût de plâtre.
Un peu nauséeux, Gabriel se coucha de bonne heure.
Il fut réveillé par une douleur épouvantable : il ressentait des brûlures dans tout le corps comme s’il eût revêtu la tunique de Nessos.
- Ne t’inquiète pas, j’ai ce qu’il te faut déclara l’Hargneux.
Quelques instants plus tard il revenait avec un bol plein d’un liquide brunâtre.
- Qu’est-ce que c’est demanda Gabriel qui commençait à se méfier des préparations maison.
- C’est un remède inca traditionnel qui m’a été indiqué par un vieux chamane chilien. Ça guérit à peu près toutes les maladies.
- Qu’il y a-t-il dedans ? Gabriel était de plus en plus inquiet.
- Du jus de chou-rave fermenté mélangé à de l’urine de chèvre dans lequel on fait dissoudre, par une nuit de pleine lune, des fientes de chauve souris séchées et broyées.
L’Hargneux força Gabriel, qui était trop faible pour résister, à avaler le contenu du bol.
Le résultat ne se fit pas attendre : trente secondes après il vomissait tripes et boyaux.
L’Hargneux triomphait :
- Tu vois, ça fait déjà effet. Ton corps rejette tous les poisons et toutes les toxines qu’il contenait.
Malgré ces cris de victoire, l’état du malade ne faisait qu’empirer. Il suppliait que l’on mît fin à ses jours.
En réalité il souffrait de la maladie qui avait fait tant de ravages pendant tout le moyen-âge : l’ergotisme, connu à l’époque sous le nom de « mal des ardents ». Aussi redouté que la peste, dans sa forme la plus sévère il se traduisait par des hallucinations, des sensations de brûlures intenses, se terminait par une gangrène de certains membres, et enfin par la mort.
Il est du à un champignon qui infecte le seigle, mais ce n’est qu’au XIXème siècle que l’on comprit l’origine de la maladie.
L’Hargneux avait fait pousser son seigle sans précaution et le parasite avait envahi une partie de sa récolte.
Mais Dieu dans son infinie et d’ailleurs incompréhensible bonté eut pitié de Gabriel et le fit remonter au ciel où il fut immédiatement guéri. Dieu fut rétabli dans ses droits : il ne les avait d’ailleurs jamais perdus car il n’avait fait semblant de se soumettre que pour mieux mettre sa créature à l’épreuve.
Gabriel a renoncé à toutes ses anciennes croyances. Le végétarien est devenu un carnivore inconditionnel et le protecteur de la cause animale va lui-même chasser à l’arc dans le jardin d’Eden le gibier dont il se repait. Il est d’une adresse incroyable et il est capable de dézinguer en plein vol un moineau à plus de cent mètres.
Toutefois un jour une flèche perdue alla se ficher dans le gras de la fesse de Saint Sébastien qui se fâcha tout rouge.
- Ah ! Non ! Ça va pas recommencer ! J’ai déjà donné ! Arrête de prendre mon cul pour une cible !
Gabriel s’excusa platement puis tenta de calmer sa mauvaise humeur en clouant au sol un crapaud qui s’était avancé imprudemment. Il le regarda agoniser pendant une heure et un observateur attentif aurait pu discerner une petite lueur de sadisme dans son regard.


Deuxième partie : Jeanne

Jeanne avait hâte de se cultiver et d’apprendre tout ce que les hommes avaient découvert en six cents ans. Son intelligence hors pair et sa puissance de travail exceptionnelle lui permirent de rattraper le temps perdu. En cinq ans elle avait réussi à obtenir un master de chimie et un doctorat de biologie moléculaire. Elle fut ensuite embauchée par un grand groupe de biotechnologies agricoles. Ses travaux sur la mutagénèse ont été à l’origine de nombreuses applications qui ont permis d’améliorer considérablement les rendements de l’agriculture subsaharienne. Grâce à elle bien des famines ont été évitées et on peut dire qu’elle a sauvé des milliers de vie.
Lors d’un congrès sur les radiations ionisantes elle fit la rencontre d’un brillant ingénieur qui travaillait dans l’industrie nucléaire. Ce fut le coup de foudre et ils se marièrent peu après.
Ils ont acheté une superbe propriété non loin de la centrale nucléaire.
Passionnée de jardinage elle y fait pousser des fruits et des légumes qui sont les plus beaux et les plus savoureux de toute la région.
Jeanne a racheté le fidèle Aucassin qui mène maintenant une vie paisible et contemplative dans le fond du jardin.
Ils vécurent heureux jusqu’à un âge avancé et eurent beaucoup d’enfants qui tous, à part le dernier, firent une brillante carrière. En effet le plus jeune s’engagea dans le militantisme écologique.
« Seule l’écologie peut sauver l’humanité » répétait-il sans cesse.
A 23 ans, il fit une chute mortelle en tentant d’escalader le mur d’enceinte d’une centrale nucléaire qu’il se proposait d’investir avec ses camarades.
Le lendemain les journaux écolos titraient : « Nouveau scandale : le nucléaire a encore tué ».
Lors de son enterrement, l’Hargneux qui pour une fois avait consenti à quitter son ermitage, fit un discours sobre mais émouvant. Puis les participants défilèrent en silence devant la tombe, et, en guise d’hommage, chacun jeta sur le cercueil une poignée de seigle bio que l’Hargneux avait apporté.