in cauda venenum

Le premier moment de stupeur passé, Mélie laissa éclater sa fureur :

 - Qué qu’c’est qu’ces affutiaux ? Te v’la attifée comme une putain ! Une souillon de 16 ans, une fille de l’assistance qu’on connaît même pas ses parents ! T’en foutrai, moi des robes de soie ! Tes robes t’as plus vite fait d’les enlever que d’les mettre ! Et où c’est qu’t’as trouvé les sous, salope ? C’est pas avec tes dix sous par jour qu’tu peux t’payer des habits ed'catin !

Louison, la fille de ferme, était pourtant ravissante dans sa robe de rayonne rose (car ce n’était pas de la soie, mais elle coûtait quand même 320 francs aux Dames de France). Elle moulait sa généreuse poitrine qui attirait le regard de tous les hommes et la main des plus hardis.

Elle attendait, ou plutôt espérait cette colère de sa patronne. Elle lui répondit d’un ton très calme, destiné à exaspérer Mélie :

 - C’est ma marraine, qui m’la donnée, même que c’est la baronne Saintprix qu’y en a fait cadeau, rapport qu’elle lui allait pas,

Mélie ricana :

 - Ta marraine, celle qu’a des moustaches et qui s’appelle Roger !

Louison était une luronne qui n’avait pas froid aux yeux. Sa mère l’avait abandonnée à sa naissance et, recueillie par l’assistance publique, elle avait été ballottée d’une famille adoptive à l’autre. Très tôt elle avait compris la philosophie de la vie et à 16 ans elle avait plus vécu que toutes les femmes du village réunies et elle n’ignorait plus rien des turpitudes de l’âme humaine.

 - Ben tu vas m’faire el’ plaisir de r’mett’ ta blouse. Reprit Mélie.

Mais Louison ne se laissait pas démonter.

 - C’est dimanche. C’est mon jour. J’m’habille comm’eu j’veux et j’vais où que j’veux.

Mélie s’apprêtait à lui lancer une paire de gifles, mais Louison avait déjà bondi dehors.

Mélie, qui boitait, renonça à essayer de la rattraper.

Arrivée au milieu de la cour de la ferme, Louison souleva sa jupe par derrière. Sa patronne put alors constater que si la fille de ferme dépensait des fortunes pour ses robes, en revanche ses sous-vêtements ne lui coûtaient rigoureusement rien.

Mélie tremblait de colère et d’énervement ; il lui fallut un long moment avant de se calmer.

Vingt minutes plus tard Pierrot, son mari, sortait de la chambre. C’était un bel homme de quarante cinq ans, grand, mince, et son charme distingué contrastait avec la laideur simiesque de sa femme.

Tandis qu’il passait devant elle, elle fut incommodée par une odeur douceâtre et écœurante.

 - Ben tu t’parfumes maintenant !

 - J’m’ai coupé en m’rasant alors j’ai mis un peu d’ ton parfum pour cicatriser.

Le parfum de Mélie était en réalité de l’eau de toilette bon marché qu’elle avait gagné dans une tombola dix ans auparavant. Estimant, d’après les conseils du curé, qu’une honnête femme se devait de rester modeste pour ce qui concerne la toilette, elle ne s’en servait jamais, les parfums étant destinés aux créatures et aux femmes en cheveux.

Mélie trouva un peu curieux de ne voir aucune trace de coupure sur le visage de son mari, mais elle n’y prêta guère attention.

Pierrot décrocha son fusil qui était accroché au mur de la cuisine.

 - J’vas chasser aux Champs-Perrières. Mathurin y m’a indiqué un lièvre, plus de dix livres qu’y m’a dit.

A ce moment la lumière se fit dans l’esprit de sa femme.

Pierrot était trop fin chasseur pour ne pas savoir que les lièvres ont un odorat particulièrement développé et que le parfum les ferait fuir deux cent mètres à la ronde.

Elle fit alors le rapprochement avec la somptueuse robe de Louison : pourquoi n’y avait-elle pas pensé plus tôt ? Ces deux-la allaient se rejoindre pour une partie de jambes en l’air.

Elle ne fit aucune remarque, mais dès que Pierrot eut passé le seuil de la cour, elle le suivit discrètement.

Arrivé à la Croix-Morsang, au lieu de tourner à gauche vers les Champs-Perrières, il prit le chemin à main droite en direction des Grands-Charmes.

Pierrot marchait vite et avec sa jambe folle, Mélie avait du mal à le suivre.

Deux kilomètres plus loin, Pierrot entra dans le « cabanon » dont la porte était ouverte.

C’était un ancien abri de berger qui servait de remise pour les outils agricoles.

Il était construit en grosses pierres et il fermait par une porte en bois de cinq centimètres d’épaisseur.

Pour éviter l’intrusion des voleurs, il ne comportait pas de fenêtres, mais deux ouvertures assez étroites pour qu’un homme n’y puisse pas passer.

La porte fermait à l’aide de deux anneaux, l’un vissé dans la porte, l’autre scellé dans le mur. Ils étaient réunis par un cadenas qui pour le moment était absent.

Mélie contourna le cabanon pour aller fouiller dans une décharge où l’on amassait les outils hors d’usage, les vieilles ferrailles, etc. Elle y trouva un morceau de fil de fer d’une quarantaine de centimètres, l’introduisit dans les anneaux et fit plusieurs tours.

La porte était maintenant solidement bouclée et les deux amants n’avaient plus aucun moyen de s’échapper.

Elle regagna la ferme en clopinant.

Les pensées se bousculaient dans sa tête en feu. Sans qu’elle en fût vraiment consciente, une petite voix intérieure lui répondait et un dialogue s’instaura.

 - C’est ses sous qu’elle veut, cette salope, se disait Mélie. La robe, c’est lui qu'il lui a payée. Elle le mène par le bout de la queue, et elle va le ruiner, c’est sûr.

 - Tu es bien naïve, répondit la petite voix intérieure d’un ton aigrelet. Elle a ben d’aut’ choses en tête.

 - A quoi qu’tu penses ?

 - Elle va se faire faire un gosse par ce grand con. Avec son cul de jument poulinière, ça lui sera facile.

Car chacun sait que la fécondité des femmes est proportionnelle à la largeur de leur bassin.

Mélie pensa avec tristesse à ses pauvres fesses de lapin écorché qui n’avaient jamais pu donner de descendance à Pierrot, ce qu’il lui reprochait parfois.

 - Et c’est pas tout !

 - Esplique.

 - Elle va l’forcer à divorcer et à l’épouser.

 - Et moi qu’est-ce que c’est-y que j’ vais dev’nir ?

La petite voix intérieure ricana.

 - Tu penses bien qu’il en a rien à foutre. La ferme, elle est à lui : il va te flanquer à la porte sans autre forme de procès. A ton âge et avec ta patte folle, tu risques pas de trouver du travail ! Une vagabonde, une clocharde qu’ira mendier un croûton de pain de porte en porte, vlà c’que tu vas dev’nir. Et pis un matin d’hiver, on retrouvera ton corps gelé sus l’ bord d’un talus.

Mélie comprit que la voix intérieure avait raison.

 - Eh ben, si c’est comme ça, j’vais les laisser crever dans le cabanon.

 - Pauvre idiote ! Tu penses faire passer ça pour un accident ? Les gendarmes ne seront pas longs à comprendre et tu passeras le reste de ta vie en prison.

 - Alors c’est la pute que j’vais zigouiller.

 - C’est pareil, Pierrot, y sera témoin et y racontera tout.

Cette nuit-là, Mélie eu du mal à trouver le sommeil car elle cherchait la solution à ce problème qui semblait insoluble. Quand elle l’eut trouvée, elle finit par s’endormir, un peu apaisée.

Le lendemain elle s’affairait dans la cour de la ferme, transportant des bouteilles en verre.

C’était l’été et il faisait déjà une chaleur accablante.

Vers le soir elle rentra ses bouteilles et repartit vers quatre heures du matin, alors qu’il faisait encore nuit, mais elle connaissait la route par cœur.

Arrivée à cent mètres du cabanon, elle se mit à crier d’une voix angoissée : « Pierrot ! Pierrot ! »

Une voix plaintive lui répondit : « Mélie ! »

Mélie s’approcha de la lucarne :

 - Ben mon Pierrot, tu m’en as donné du tintouin! Un sang d’encre que j’me suis faite ! Folle d’inquiétude que j’étais ! Qué qui t’arrive ?

 - Sais pas, la porte bloquée. J’ai soif, Mélie, j’ai soif !

 - On peut dire que t’as d’la chance d’avoir une petite femme qui pense à tout. J’tai amené une bouteille de blanc qu’il est encore tout frais.

Mélie lui tendit la bouteille. Elle retint son souffle car l’instant était crucial : son plan allait-il marcher ?

Quelques secondes plus tard, elle entendit un bruit de verre brisé, accompagné d’un hurlement. Puis des raclements de gorge laborieux, enfin des halètements sonores de plus en plus rapprochés.

Mélie fut rassurée : les guêpes avaient bien fait leur travail. Un peu endormies par leur séjour dans le vin, elles ne s’étaient réveillées qu’au passage de la luette et c’est à ce moment qu’elles avaient piqué.

Terrorisée, Louison ne comprenait pas ce qui se passait mais restait prostrée dans un coin. Elle n’osait pas se manifester car elle craignait une réaction violente de la part de Mélie.

Aux premières lueurs de l’aube elle vit le cadavre de Pierrot et poussa des hurlements hystériques.

Mélie commença à la narguer :

 - Alors ma salope, c’est fini les robes en soie et les parties de jambes en l’air !

Puis elle lui prédit une fin atroce, une lente agonie.

 - Quand c’est que t’auras trop soif, tu boiras ta pisse. Quand c’est que t’auras trop faim, tu mangeras ton chéri. Attends pas trop : avec ces chaleurs y va pourrir très vite !

Elle la harcela ainsi pendant des heures.

Puis vers midi, elle ouvrit la porte du cabanon.

Louison se dirigea en titubant vers le ruisseau. Allongée par terre, la tête a moitié dans l’eau elle buvait à longues goulées bruyantes, comme les bêtes.

Lorsqu’elle se releva, les cheveux trempés collés à son visage, sa robe rose maculée de boue, les yeux hagards, elle avait tout d’une folle.

Mélie lui cingla les mollets avec le fouet qu’elle avait rapporté de l’écurie :

 - Maintenant fous le camp et qu’on te revoye pas dans les environs. Si que tu voudrais raconter des conneries aux flics, moi j’leur dirai qu’c’est toi qui l’as tué. Il aurait essayé de te violer et tu lui aurais tendu un piège. La bouteille, c’est la tienne et d’sus y a que tes empreintes et celles à Pierrot. Pas si conne la Mélie !

C’était faux, mais Louison ne pouvait pas le savoir.

Celle-ci partit à travers champs aussi vite qu’elle pouvait, sans demander son reste.

Mélie inspecta soigneusement le cabanon pour faire disparaître tout ce qui aurait pu appartenir à Louison.

Deux jours plus tard, Mélie se présentait à la gendarmerie de la ville voisine.

Elle fut accueillie par le brigadier Bertauche.

Ils se connaissaient bien car ils étaient du même village et étaient allés à l’école ensemble.

Mélie donnait des signes de la plus grande agitation :

 - C’est rapport à Pierrot. Il a disparu depuis avant-hier matin. J’l’ai cherché partout. J’ai peur qu’y lui soye arrivé quèque chose.

Le brigadier essaya de la rassurer, mais en vain. Mélie était très pessimiste :

 - J’ai un mauvais pressentiment.

Le brigadier Bertauche était un homme de terrain qui avait les pieds sur terre et il ne croyait guère aux dons de voyance de ses concitoyens en général et de Mélie en particulier.

 - Tu te fais des idées, Mélie. Sans vouloir t’offenser, Pierrot il aurait pas eu un coup de folie pour une coquine ? C’est qu’il est bel homme et qu’il ne doit pas manquer de tentations.

 - Tu le connais mal ! En 25 ans de mariage, pas ça que j’aurais eu à lui reprocher

Mélie fit claquer l’ongle de son pouce contre ses dents pour donner plus de poids à son affirmation.

Le gendarme comprit qu’il était inutile d’insister.

 - Quand l’as-tu vu pour la dernière fois et que t’a-t-il dit.

Mélie écrasa une larme imaginaire avant de répondre :

 - Avant-hier matin. Il était quoi ? Six heures et demi sept heures. Y m’dit : « J’vas chasser aux Champs-Perrières. Mathurin y m’a indiqué un lièvre ». Mais au soir, il était toujours pas rentré. Bah, que j’me dis, il aura été ret’nu par Corempot ou Hoguet et il aura pas pu m’prévenir. C’est le lendemain que je m’ai inquiétée. Toute la journée que j’l’ai cherché. Les Corempot et les Hoguet y l’avaient pas vu.

Bertauche voulu la rassurer:

 - T’inquiète, Mélie, ton Pierrot on va le retrouver.

Le brigadier réunit un groupe d’une vingtaine de personnes : les gendarmes de sa brigade et les fermiers des environs qui connaissaient le pays comme leur poche.

Après avoir ratissé sans succès les Champs-Perrières avec sa troupe, Bertauche demanda à Mélie :

 - Où avait-il l’habitude de chasser, le Pierrot ?

Mélie fit mine de réfléchir :

 - Des fois, il allait au cabanon.

Arrivé au cabanon, le gendarme vit que le cadenas n’était pas sur la porte. Il entra et poussa un juron.

L’enquête fut rapide car l’affaire était claire : Pierrot était mort par asphyxie, provoquée par une piqûre de guêpe au fond de la gorge. Il avait laissé sa bouteille de vin débouchée et la guêpe était tombée dedans. L’heure approximative du décès correspondait à la déclaration de Mélie.

Les femmes du village prirent l’habitude de rendre visite à Mélie tous les jours, officiellement pour la réconforter, en réalité pour le plaisir de papoter.

Elles ne tarissaient pas d’éloge à propos de Pierrot.

 - Et honnête avec ça ! Jamais il m’a manqué de respect, ajouta la Barbue.

C’était une vieille femme qui devait son surnom aux nombreux poils blancs qui ornaient son menton. On sentait un air de regret dans son propos.

Quinze jours plus tard, on retrouvait le corps de Mélie égorgée dans sa cuisine. L’arme du crime avait disparu et les gendarmes ne disposaient d’aucun indice, d’aucun témoignage.

Lors de son sermon, pendant la cérémonie funèbre, le curé fit l’apologie du bonheur qui récompense les couples unis, et il cita en exemple Pierrot et Mélie.

Puis le cortège se rendit au cimetière et chacun déposa une rose sur le cercueil de Mélie

Alors que tout le monde se retirait, arriva une jeune femme, le visage caché par une voilette.

Lorsqu’elle fut devant la tombe elle y jeta un bouquet de fleurs dans lequel était caché un couteau qui portait des traces de sang. Puis elle se signa et repartit.

Personne n’avait reconnu Louison.