comment tu l'trouves

Il faisait grand froid en ce matin du 10 mars 1947. Rien ne laissait alors présager la canicule de l’été prochain et personne, même parmi les vieux vignerons dont la mémoire collective, à travers les traditions familiales, remontait à plus de cent ans, ne pouvait prévoir que pour le vin ce serait l’année du siècle.
Lorsqu’il entra dans la mairie de Mourzy, P'tit Louis le facteur eut une sensation de douce tiédeur, bien que la température n’y dépassât pas dix degrés.

- Salut Dédé, l’en fait-y des temps ! C’est un coup à les avoir toutes petites et bleu pâle.
Dédé, le maire, s’esclaffa à cette fine répartie qu’il avait pourtant déjà entendue des dizaines de fois.
P'tit Louis fit faire un quart de tour à la grosse sacoche de cuir qui pendait à son côté. Lorsqu’elle fut à sa main sur son ventre bedonnant, il en sortit une dizaine de lettres qu’il posa sur le bureau du maire.
Puis il attendit en se dandinant d’un air gauche. Pour se donner une contenance il regardait autour de lui, semblant trouver un intérêt tout particulier à la morne plaine que l’on voyait s’étaler à perte de vue à travers la vitre en partie embuée, au tout nouveau portrait du président Vincent Auriol qui avait remplacé celui du maréchal Pétain, décroché près de trois ans auparavant, à la coupe en métal argenté, gagnée de haute lutte dix ans plus tôt par l’équipe de football des « lions de Mourzy » qui contre toute attente avait battu par 2 buts à 1 les « aigles d’Arzembouy » pourtant réputés invincibles.

P'tit Louis avait trois bonnes raisons de s’incruster dans la mairie : la première était qu’il y faisait une température qui lui semblait délicieuse et il n’était pas pressé de retrouver le froid atroce de l’extérieur. La deuxième, c’est que parmi le courrier du maire il y avait un télégramme; curieux comme une vieille chouette il brûlait du désir de savoir ce qu’il contenait. La troisième, de loin la plus sérieuse, était que le maire qui décidément avait la tête ailleurs avait manqué à tous les devoirs de la civilité puérile et honnête en oubliant de lui offrir le canon de rouge traditionnel.

D’un air détaché, il dit à Dédé : « j’sais pas si t’as vu mais y a un télégramme ».

Enfin ramené sur terre, le maire s’adressa à P’tit Louis : « Un petit canon ? » il avait déjà sorti la bouteille qui était sous son bureau.
Pour la forme, et un peu aussi pour lui faire payer son retard, P'tit Louis minauda comme une vieille coquette : était-ce bien raisonnable ? Sa tournée était à peine commencée, il devait passer à la ferme de Marzine qu’était à deux kilomètres et qu’en plus ça montait. Enfin, il finit par accepter, mais vraiment par pure politesse.

Dédé en ouvrant le télégramme poussa un cri : « Nom de Dieu ! ». Il s’assit sur son fauteuil sans pouvoir articuler un mot. P'tit Louis s’empara de la dépêche qui émanait du ministère de la Défense nationale.
Elle était laconique : « Germain Boudard né le 14 04 1927 à Mourzy décédé suite accident -STOP- prévenir famille -STOP- »

Germain Boudard, c’était le fils à Nanard Boudard, la figure la plus populaire du pays.
Il était à la fois viticulteur et cabaretier.
Plus exactement, lui s’occupait des vignes et du vin tandis que Mélie, sa femme tenait le bistrot. C’était une femme déjà âgée, souriante quoiqu’assez malpropre. Mais à l’époque l’hystérie hygiéniste n’avait pas encore envahi la société, et nul client ne trouvait à redire lorsque Mélie, d’un index crasseux, repêchait dans son verre une nouille ou quelqu’autre déchet alimentaire rescapé d’une vaisselle sommaire.

Nanard avait deux passions : la pêche et son vin.
Il connaissait la rivière comme sa poche et savait où placer une nasse, dans une coulée entre deux massifs de joncs. A chaque fois quelque brochet imprudent ne manquait pas de s’y aventurer.
Il n’y en avait pas deux comme lui pour manier l’épervier, ce filet de pêche circulaire plombé sur le pourtour qui lorsqu’il est bien lancé se déploie en éventail au-dessus de l’eau.

Mais sa principale passion, c’était son vin. Ses vignes se situaient sur le lieu-dit « la Plaine », qui comme son nom l’indique était une zone plate, près du lit de la rivière, et dont ni l’exposition ni le terrain n’étaient propices à la viticulture. Il en résultait un vin dont ceux qui le goûtaient pour la première fois s’étonnaient qu’il pût être aussi acide.
Mélie écoulait l’essentiel de la production dans le café auprès de clients qui, pour un budget donné, privilégiaient la quantité à la qualité. Le reliquat, soit une quinzaine d’hectolitres représentaient la consommation personnelle de Nanard.

Tout le temps où il n’était pas à la pêche, il était dans sa cave à surveiller son vin, c’est-à-dire vérifier qu’il ne s’était pas gâté. Cela nécessitait des dégustations permanentes, mais Nanard ne plaisantait pas avec la conscience professionnelle.

A la mairie, Dédé avait un peu repris ses esprits : « il serait inutile et inconvenant d’attendre, je dois prévenir Nanard tout de suite. Tu gardes la boutique ? » dit-il à P’tit Louis, « Y a du vin sous le bureau »

L’idée de rester une petite heure de plus au chaud avec une abondante provision de vin atténuait un peu le réel chagrin qu’éprouvait le facteur de la mort du fils à Nanard.

En chemin Dédé avait l’estomac noué : comment allait-il annoncer la terrible nouvelle ?
Germain était le fils unique de Nanard qui éprouvait pour lui un amour sans limite. Dans quelques années il prendrait sa retraite et son fils lui succéderait. Il se marierait avec une brave fille courageuse qui tiendrait le café. Nanard se contenterait d’aider son fils à surveiller le vin, ainsi que son père le lui avait appris, car c’est un travail délicat qui demande une longue expérience. Puis à son tour, son petit-fils prendrait la place de son fils et ainsi de suite ; l’avenir reproduirait indéfiniment le présent, de génération en génération.
La mort de son fils signifierait pour lui la fin du monde.

Dédé baissa la tête pour passer sous le porche de l’escalier qui descendait à la cave.
Une lampe nue au plafond découpait de vastes zones d’ombre au-delà des futailles.
Nanard était assis devant un tonneau qui lui servait de table, un verre de blanc devant lui.
Dès qu’il aperçut Dédé, il s’empara de deux verres vides et sales qui se trouvaient dans une niche du mur ; il mit un peu d’eau dans l’un d’eux, qu’il coiffa avec le deuxième après l’avoir retourné. Il secoua deux fois ce shaker improvisé afin de rincer les verres. C’était plus une marque de politesse qu’un souci de propreté.
Après avoir trinqué avec Nanard, Dédé attaqua d’une voix tremblante : « j’ai une mauvaise nouvelle pour toi... ». Nanard ne réagit pas ; Dédé, pensant qu’il n’avait pas entendu reprit  : « j’ai une très mauvaise nouvelle pour toi... », mais Nanard restait impassible. « Ton fils, il a eu un accident très grave ... » Nanard restait de marbre.
Dédé ne sachant plus que dire, finit par lâcher : « il est mort... »
Nanard, les joues gonflées, faisait rouler son vin d’un côté à l’autre.
Après de longues secondes, après avoir dégluti, les yeux dans le vide, il finit par répondre d’un ton étrangement calme : « comment tu l’trouves, mon vin ? »


NDA
Cette histoire invraisemblable est cependant véridique, y compris la réplique finale. Elle m’a été racontée par le petit-fils du maire de l’époque, un homme très sérieux bien incapable d’inventer une telle fable. Nanard a réellement existé, je l’ai connu dans ma jeunesse et pour autant que je m’en souvienne correspond assez bien au portrait que j’en ai fait.
Seul le personnage du facteur est inventé de toutes pièces.