Les
grands dialogues de Platon
Bidas
Traduit
et annoté par Monsieur Mulot, professeur de philosophie au lycée
agricole de Romorantin
Préface
En
390 avant J.C., date à laquelle fut rédigée Bidas, Platon est au
sommet de son art; en témoignent la concision et la nervosité du
style. Jamais il n’a autant mérité l’appellation de « divin
Platon ». Le dialogue alerte et brillant entre Socrate et Bidas
est sans doute le chef d’œuvre de la maïeutique. Ce texte, réputé
difficile, marque un tournant dans la pensée platonicienne.
Nous
savons peu de choses de la vie de Bidas. Selon Diogène Laërce (X,
8, VI, 3, 14b, 127 ter) il aurait eu une relation amoureuse avec
Pindare ainsi qu’en témoigne une ode de ce dernier dont
malheureusement il ne nous reste que le premier vers: « avec
l’ami Bidas on n’se quitte jamais ».
Selon
Simplicios de Cilicie, Pedalos, l’amant de Bidas serait originaire
des Cyclades.
Je
me suis efforcé dans ma traduction de rester au plus près du texte
grec ce qui explique ce que l’on pourrait prendre au premier abord
pour des maladresses.
SOCRATE
D’où viens-tu, beau Bidas? Ne sors-tu pas de
chez ce joli garçon au fin duvet avec lequel je te vis hier soir ?
BIDAS
Oui, cher Socrate, j’ai passé la nuit chez mon
amant, le charmant Pédalos.
SOCRATE
Cher Bidas, on loue ta sagesse autant que ta
beauté et je voudrais que tu m’aides à démêler une question qui
me tient à cœur et que je n’arrive pas à résoudre.
BIDAS
Cher Socrate, tu fais sans doute trop de cas de
mon esprit, mais je serais le plus ingrat des hommes si je ne
cherchais pas à t’aider. Dis-moi donc de quoi il s’agit.
SOCRATE
A ton avis, de deux choses, que vaut-il mieux: la
chose la plus préférable ou la chose la moins préférable?
BIDAS
La
plus préférable, certes.
SOCRATE
Et cela est-il vrai absolument, ou bien cela
n’est-il vrai que pour certaines choses?
BIDAS
Cela
est vrai absolument, sans aucun doute.
SOCRATE
De telle sorte qu’une chose étant plus
préférable et une chose étant moins préférable, la chose étant
plus préférable vaut mieux que la chose étant moins préférable,
et cela absolument.
BIDAS
Assurément.
SOCRATE
Et
si deux choses sont plus préférables et deux autres choses moins
préférables, les deux choses étant plus préférables ensemble
valent-elles mieux que les deux choses étant moins préférables
ensemble?
Sans
en avoir l’air, Socrate a maintenant solidement établi les
prémices de son raisonnement. Dés lors, il serait bien difficile au
contradicteur le plus coriace de ne pas être entraîné
inéluctablement dans l’enchaînement implacable de la logique
socratique.
BIDAS
Comment le nier ?
SOCRATE
Maintenant, cher Bidas, qu’est-ce qui est le
plus préférable: le sort de l’homme riche qui peut s’adonner à
l’étude sans se soucier d’avoir à gagner sa vie ou celui de
l’homme pauvre, accablé de dettes et qui travaille sans cesse pour
nourrir chichement sa famille?
BIDAS
Celui
de l’homme riche, bien sûr.
SOCRATE
Et du sort de l’homme en bonne santé qui peut
vaquer à ses occupations en toute quiétude sans être incommodé
par la moindre indisposition, ou de celui de l’homme malade, couché
sur son lit, et souffrant mille maux, lequel est le plus préférable?
BIDAS
Celui
de l’homme bien portant, évidemment.
SOCRATE
Mais n’avons-nous pas dit précédemment que
deux choses plus préférables ensemble valent mieux que deux choses
moins préférables ensemble?
BIDAS
Si,
nous l’avons dit.
SOCRATE
De telle sorte que le sort de l’homme riche
étant plus préférable au sort de l’homme pauvre et le sort de
l’homme en bonne en bonne santé plus préférable à celui de
l’homme malade, ne devons-nous pas en déduire qu’il vaut mieux
être riche et en bonne santé que pauvre et malade ?
BIDAS
Cela
est évident.
Ò
admirable Socrate, quel plaisir de discourir avec toi et avec quelle
habileté tu sais rendre simples les choses les plus compliquées!
En
effet comment ne pas être ébloui par la virtuosité intellectuelle
de Socrate!